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François Le Roux parle de la pédagogie du chant


On ne présente plus le baryton qui depuis des années incarne le chant français sur les scènes internationales. Parmi les diverses facettes des activités de François Le Roux, braquons les projecteurs, à la veille de la 16ème édition de l’Académie Francis Poulenc qu’il dirige (voir l’encadré ci-dessous), sur son magistral sens pédagogique, corollaire de son engagement constant en faveur du genre musical et poétique de la mélodie française. Sa pédagogie s’exerce en une vision que l’on qualifierait volontiers d’holistique, sur les questions vocales et stylistiques, la langue, la diction, l’interprétation littéraire, scénique autant que musicale. Il nous décrit ici son expérience avec verve... et avec une élocution nourrie de sa science de la diction dont la mise en forme écrite privera les lecteurs !

S.F. : - Les étudiants étrangers que vous accueillez sont formés à d’autres techniques et à des styles qui ne les préparent guère aux spécificités des genres français. Comment leur inculquer un art du chant correspondant à ceux-ci ?
F.L.R. : - En effet, et c’est pourquoi je considère comme une chance nos échanges avec le Québec car, là-bas, la défense de la langue française demeure fondamentale. Autour de mon ami Richard Turp (le fils du grand ténor André Turp, 1925-1991, qui a chanté Werther partout en France), les Québécois ont créé la CLEF, c’est-à-dire Centre Lyrique d’Expression Française, avec pour objectif de promouvoir un vrai travail sur le style et le répertoire. Je suis associé à leur groupe et j’espère bien trouver le moyen d’agir dans le même sens ici, bien que nous soyons souvent taxés de nationalisme : une telle accusation déplace fallacieusement le problème car les générations de grands chanteurs antérieures à la Première Guerre mondiale (et même jusqu’à la Seconde Guerre mondiale) chantaient tout le répertoire en français à l’intérieur de l’hexagone, ce qui fait que le problème du style ne se posait pas dans les mêmes termes. Alors que de nos jours, "on" a décrété – [avec ironie] je ne sais pas qui est "on", mais "on" a décrété - que la technique absolue était l’italienne, avec éventuellement une concession à l’allemande du fait, en particulier, du répertoire wagnérien...
Il nous faut d’abord accepter que nous soyons une minorité, une langue minoritaire, mais cela n’empêche rien ; au contraire, c’est un atout passionnant. J’étais à Kyoto le mois dernier : voir à quel point les Japonais raffolent du répertoire français m’a laissé éberlué. Les étudiants posaient sans cesse des questions; à la fin du dernier cours, une pianiste m’a dit : « Je tenais à vous remercier parce que ce n’est pas un cours d’interprétation que vous avez fait, c’est un cours de culture française absolue ! » ; je lui ai répondu : « Vous me flattez, je suis très heureux que vous me disiez cela ; mais pour moi, de toute façon, il n’est pas possible de séparer les éléments à l’intérieur du répertoire, vocal ou pianistique d’ailleurs. Vous ne pouvez pas le comprendre si vous ne savez pas dans quel contexte il a été créé, quelles étaient les relations entre les compositeurs à Paris, et avec les poètes, les librettistes, le monde du théâtre, etc. ».
Notre démarche s’accompagne donc de tout un travail historique, culturel, qui malheureusement – je crois – ne transparaît pas dans les études "basiques", dirons-nous. Pourtant, le chant devant forcément attendre l’âge de la maturité physique, nos études s’effectuent plus tardivement que chez les instrumentistes. Ceci dit, je constate avec tristesse que les instrumentistes n’ont souvent aucune idée du contexte... Dans le temps, il y avait des cours d’histoire de la musique pour les instrumentistes et chanteurs, des cours où l’on rattrapait en un ou deux ans ce qu’on doit faire au lycée en 8 ans ! L’enseignement que je m’efforce de promouvoir regarde dans toutes les directions ; on est obligé de tout récupérer, d’essayer de boucher les trous... Ce que je trouve très dommage actuellement, c’est que malgré la source d’informations considérable dont on dispose avec Internet, les gens ne savent pas effectuer les recherches.

S.F. : - Mais oui. Ce n’est pas tout d’avoir des informations à portée de main (où de souris !), encore faut-il avoir la méthode, et le discernement pour faire le tri.
F.L.R. : - Bien sûr. Mais souvent, aussi incroyable que cela paraisse, il faut donner la becquée aux chanteurs ! Si on leur dit : « Pourquoi ne cherchez vous pas dans tel répertoire, pourquoi n’allez-vous pas voir telle chose ? », on constate qu’ils attendent que vous leur indiquiez, et les titres, et le lieu où les trouver, etc. Et nous, comment avons-nous fait ?! Je dirais presque que la recherche est, sinon la chose la plus excitante, du moins une des choses les plus excitantes ! Trouver, établir des correspondances... les fameuses correspondances dont parle Baudelaire, ce n’est pas pour rien que ce terme a fait florès, même Dutilleux a choisi ce titre-là pour une de ses œuvres ! Si on se livre à de telles recherches, on finit par tomber sur des raretés, mais aussi sur des pistes qui amènent à rencontrer d’autres gens, lesquels, du coup, continuent le travail qui est forcément une tâche en devenir, "work in progress" selon l’expression consacrée.
Pour en revenir au travail vocal proprement dit, j’ai eu la chance d’avoir un professeur suisse, François Loup : il était donc tri- voire quadrilingue (il parlait l’allemand, l’italien, le français... je ne sais plus s’il savait le romanche, mais cela n’a pas d’importance !). Il avait pratiqué la musique baroque avec Edwin Loehrer à Lugano, travaillé la mélodie française, mais aussi le Lied allemand ; on a chanté ensemble des duos de Schütz, enfin des choses qui, à l’époque, étaient rares. Il chantait même des mélodies russes, puisqu’il avait appris le russe, donc on a chanté du Moussorgsky... Ainsi ai-je eu la chance d’être "nourri" à la source de manière variée.  Mon amour de la poésie devait me mener à la mélodie, même si je n’en étais pas alors conscient. Concernant la vocalité, François Loup ne m’a jamais parlé, lui, de la technique italienne comme étant LA technique. Jamais ! Il m’a donné des exercices tirés des collections de vocalises que l’on connaît (Rossini, etc.), ou du répertoire Garcia [Manuel Garcia, 1775-1832, chanteur au registre exceptionnel, père de la Malibran et de Pauline Viardot, et enseignant réputé], quelques exercices germaniques. Mais il ne disait pas : " c’est cela qu’il faut faire". Il m’offrait un panorama dans lequel j’allais piocher, tandis que lui-même m’incitait à m’orienter plutôt vers telle direction, voilà tout. Il m’a même confié, à la fin de ma première année de travail avec lui, quelques débutants pour les initier au travail vocal, sous son contrôle !
Pour amener les jeunes chanteurs à comprendre la nécessité de travailler à partir de leur langue, il faut leur montrer que les langues ne se ressemblent pas. Donc, ne surtout pas dire : "la technique italienne s’applique à tout", car ce n’est pas vrai. C’est d’ailleurs pourquoi je regrette que certains grands chanteurs italiens que j’ai côtoyés n’aient jamais écrit quoi que ce soit. Par exemple, j’ai beaucoup parlé avec Mirella Freni ; elle-même m’a dit, et je répète ce qu’elle m’a dit : « Je n’ai pas appris le français suffisamment tôt pour pouvoir le servir conformément à ce que je voudrais ; maintenant il est trop tard, je le sais, et cela me laisse frustrée ; je sais que, lorsque j’ai chanté Marguerite, Juliette, etc., ce n’était pas bien ». Entendre une personnalité à la carrière plus qu’exemplaire dire cela !... Je me dis que si elle l’écrivait, les gens nous écouteraient un peu mieux, peut-être... Quoique, de nos jours, les choses allant tellement vite, les nouvelles générations sauraient-elles encore l’année prochaine qui est Mirella Freni ?!...
Il faudrait revenir à une sorte d’éclectisme dans la formation vocale et faire comprendre que les langues ont toutes des caractéristiques très différentes, et que ces caractéristiques impliquent un style, une corporalité du chant, eux aussi bien différents. Je ne cesse de le professer. Quand on voit à quel point, aujourd’hui, les gens mettent Gounod, Massenet, Saint-Saëns dans le même sac, alors que ces auteurs n’ont stylistiquement rien à voir... Pour certains, le répertoire français, c’est ceci, le répertoire allemand, c’est cela... et encore, le répertoire allemand a-t-il la chance d’être divisé en avant-Wagner et après-Wagner!

S.F. : - On devrait pourtant distinguer beaucoup de sous-catégories dans l’avant-Wagner, et dans l’après-Wagner !
F.L.R. : - Absolument. De même pour le répertoire italien. Je suis effaré de constater que l’on a chanté pendant des années le bel canto comme on chantait le répertoire vériste ! Je pense que c’est parce que les professeurs de chant – or je fais partie d’une association de professeurs de chant... – se posent en techniciens ; ce qui les intéresse, c’est de savoir comment fonctionnent l’appareil phonatoire, la musculature, etc..

S.F. : - Toutes choses qu’il faut pourtant savoir, car trop longtemps, les chanteurs ont méconnu le fonctionnement de leur anatomie.
F.L.R. : - Bien sûr qu’il faut le savoir, mais, du coup, ils consacrent beaucoup plus de temps à se rendre aux congrès sur les nouvelles recherches qu’à penser : "comment dois-je intervenir pour que le répertoire existant – et puis celui qu’il faudrait tout de même continuer à susciter ! – soit bien servi", et non pas servi d’une manière globale ou internationale ayant pour résultat qu’on se satisfait d’entendre son élève chanteur copier Madame X ou Monsieur Y, car, dans l’esprit des jeunes, la recette est là : "puisque eux ont réussi, je vais réussir". Mais on a bien vu que cela ne marche pas ainsi. On ne peut pas prendre exemple sur Monsieur Pavarotti pour le répertoire français, ce n’est pas possible ! J’essaie, dans l’association, d’influer sur ce chapitre, mais ce n’est pas évident. Disons-nous bien que nombre de professeurs de chant sont des chanteurs qui n’ont pas réussi leur carrière et se sont rabattus sur le professorat pour trouver du travail, ce qui est tout à fait respectable, mais du coup, ils ne vont pas chercher ce qui, peut-être, leur a manqué à eux pour réussir leur entrée dans la carrière. Contrairement à ce que dit La Marseillaise, ce n’est pas quand nos aînés n’y seront plus que nous entrerons dans la carrière. Non ! La carrière est individuelle, forcément, car en art, on ne peut pas donner de recettes ; mais il faut proposer le choix, la liberté, la plus grande ouverture d’esprit possible pour que chacun trouve son propre moyen de faire carrière.
J’ai eu cette chance, avec François Loup, de recevoir quelque chose au départ, mais ensuite, dès la première année, je me suis trouvé engagé pour un Papageno, un Florestan dans Véronique, et un spectacle de musique contemporaine avec une création d’Aperghis ! À chaque fois, les gens me disaient : "Méfie-toi, car si ça marche, tu risques d’être catégorisé, on va te mettre dans un tiroir, tu seras le nouveau chanteur mozartien, ou le nouveau jeune premier d’opérette, ou le nouveau jeune chanteur capable de faire du contemporain parce que tu sais lire la musique ! ". De tels propos ne sont pas tombés dans l’oreille d’un sourd, et je me suis dit : "je ne serai rien de tout cela, je serai tout cela à la fois et le plus longtemps possible !". Et c’est ce qui s’est passé. Mais j’ai retrouvé ces réactions quand j’ai chanté Pelléas et que Jean-Louis Martinoty m’a demandé de faire Don Giovanni, des gens m’ont dit : "Tu es fou ! On ne fait pas Pelléas et Don Giovanni !". Et moi de répondre : "Pourquoi pas ?".

S.F. : - Venons-en de manière plus pointue à la différenciation de la technique vocale adaptée à ces différents styles.
F.L.R. : - On se focalise trop exclusivement sur la production du son, sur la performance vocale, au lieu de privilégier le travail d’oreille. Pour ma part, j’estime que tout vient du travail de l’oreille. Si on parvient, dès le début des études, à faire travailler celle-ci, non comme une sorte de duplication du rôle professoral – ce qui serait contre-productif –, on éveille l’attention sur des détails insoupçonnés au départ.
C’est aussi pour cette raison que je dis au bout d’un certain temps à certains chanteurs mâles qui ont des professeurs femmes :"peut-être le temps est-il venu que vous alliez consulter un homme, car un certain nombre de choses ne vous sont pas physiquement montrées et vous les découvrirez ainsi". L’inverse étant aussi vrai.

S.F. : - Mais existe aussi le risque qu’un chanteur enseignant à un élève de même registre, projette sur celui-ci ses propres idées sur sa voix et ses rôles...
F.L.R. : - Certes.

S.F. : - ...alors qu’un professeur de sexe opposé considérera plus aisément le travail de l’élève avec objectivité.
F.L.R. : - C’est tout à fait vrai, et voilà pourquoi je n’attache pas d’importance à cette distinction au début des études, mais au bout d’un moment, il faut bien réaliser que peut-être... Je me souviens de l’année où François Loup m’a dit : « Maintenant, j’ai fait le tour de ce que je peux t’enseigner ; va voir ailleurs, on se revoit quand tu veux, on travaillera encore ensemble, ce n’est pas un problème, mais je crois que j’ai fait le tour de ce que je pouvais t’apporter». J’ai trouvé cette attitude très honnête ! L’attitude du professeur, au lieu de penser en termes de "fais ceci. fais cela", doit être aussi – et c’est pour cela que je dis de faire travailler l’oreille –: "écoute ce que tu produis ; quelle est la résonance que tu entends ?". Ainsi, je ne cesse de poser la question suivante aux chanteurs étrangers : "Quelle est pour vous la quintessence de la langue française chantée ? Par quels mots la définiriez-vous ?" Or beaucoup sont incapables de mettre un mot dessus. Alors je suis obligé de les inciter à chercher : "est-ce une question d’appui ? est-ce une question de voûte palatale ? ou de soutien ? est-ce une question de longueur de phrase ?" Il y aurait maintes choses à dire. Bien entendu, j’ai ma propre opinion sur le sujet, mais j’essaie de ne pas la donner, à moins que l’un de mes interlocuteurs n’en émette clairement le souhait. Il m’est plus facile d’en parler car c’est un sujet auquel je pense tout le temps, et aussi de parler de la différence avec les autres langues, sujet extrêmement intéressant.
Le plus grand compliment que puisse recevoir un chanteur, c’est lorsque, à l’issue d’un opéra chanté dans une langue qui n’est pas la sienne, quelqu’un vient le voir dans sa loge et s’adresse à lui directement dans la langue qu’il vient de chanter. Cela m’est arrivé deux fois, en allemand et en italien. L’épisode italien m’a bien fait rire : je venais de chanter Il Barbiere di Siviglia à Lyon, et un visiteur commence à me parler, mais en dialecte napolitain ! Je n’ai pu que bredouiller : "je suis désolé, mais non posso, non posso..." (j’ai tout de même reconnu que c’était du napolitain, ce qui n’est pas si mal !). Alors il est allé chercher le seul Napolitain qui jouait dans la production et qui l’avait fait marcher en lui disant : "Celui-ci parle napolitain"! Mais j’étais très flatté, tout de même, qu’il s’adresse à moi directement ainsi.
Le travail n’est pas qu’intrinsèquement vocal, s’y associe un travail d’audition de la langue. À partir de cette écoute, on doit s’interroger : "Comment puis-je chanter cela pour rendre vraiment justice à ce qui est propre à la langue et qui en constitue l’attrait ?". Quand j’ai commencé à travailler l’allemand, je sentais une réticence chez mes parents (question de génération !),  et surtout chez ma mère qui me disait : "C’est une langue que je ne trouve pas agréable". Je lui répondais : "Pour toi, elle est connotée, tandis que moi, je crois que, si l’on ne peut pas oublier ce qui s’est passé, la langue n’y est pour rien, et quand on entend des acteurs allemands dire les grands textes de Goethe ou Schiller, c’est magnifique !".
Il faut savoir écouter une langue. Je trouve que, même si c’est antinomique avec ma manière de guider le travail de la mélodie, faire abstraction du sens et juste écouter la musique linguistique d’une phrase devrait tomber sous le sens pour un chanteur. Je cite toujours cette histoire de Verlaine qui, engagé comme professeur de français en Angleterre, avait décidé que, au lieu de faire parler tout de suite le français à ses élèves anglais, il commencerait par leur faire parler l’anglais avec l’accent français. Évidemment c’est drôle, mais l’idée est musicale ! Pourquoi n’a-t-on jamais pensé à cela ? On voit bien que, lorsque l’on enseigne une langue à de très jeunes enfants, ils ne sont pas intéressés prioritairement par le sens des mots, mais par la sonorité.
J’estime donc que ce travail devrait être effectué très tôt, dès le début des études vocales, afin de lutter contre des couches d’habitudes. Par exemple, si on faisait apprendre un morceau facile d’une cantate de Bach en allemand – pas les grands numéros, trop difficiles vocalement –, de cette manière amènerait-on les élèves à comprendre que Bach n’est pas seulement un compositeur intellectuel à base structurelle très forte, mais aussi un musicien doté d’un grand sens des sonorités, ce qui, du coup, le rendrait plus facile à chanter par la suite.

S.F. : - Eu égard à la plasticité de l’outil vocal, comment parvenir, lorsque vous recevez un jeune chanteur formé – par exemple – à la technique italienne, à vaincre ce "façonnage" pour qu’il puisse passer d’un style à l’autre sans démolir son acquis, lequel lui servira de toute manière ?
F.L.R. : - Oui, ce formatage... Bien entendu, il ne s’agit pas de casser les bénéfices d’une technique. S’agissant du français, c’est assez simple. Il faut vraiment travailler les voyelles – après tout, le mot l’indique, qui vient de voix ! -, en insistant sur le fait que les voyelles françaises sont très différenciées, et que c’est une faute que d’essayer de les assimiler à une voyelle proche qui serait plus "vocale". J’ai entendu Ruggero Raimondi dire une fois: « Je ne chante pas bien le français car ce n’est pas assez vocal pour moi ». On pourrait lui rétorquer que le français n’est pas vocal dans le sens que lui entend, mais qu’il est évidemment tout aussi vocal qu’une autre langue !
On doit s’attarder sur tous les sons spécifiquement français, les é, les è, les on, les en, les in... Je dis : "ne parlez pas de voyelles nasales ; ce type de son n’est pas nasal mais légèrement nasalisé". Il n’y a jamais d’émission purement du nez [il fait un on et un en comiquement serrés en se tordant le nez]. Réponse des élèves : "Ah bon ? Alors comment fait-on?". Eh bien, on va travailler ! On va prendre une phrase avec quantité de voyelles de ce type, et on va trouver. Ensuite, les consonnes ne posent généralement pas de problème, sauf si les chanteurs concernés ne les ont pas déjà bien travaillées. Or, même en italien, les consonnes doivent être utilisées. D’ailleurs, elles sont quelquefois beaucoup plus fortes qu’en français ! Les r ou les m se projettent plus vigoureusement. En revanche, avec les chanteurs japonais, on doit réserver un travail considérable aux consonnes ; j’ai compris très récemment que toutes les consonnes, en japonais, sont percussives. Les consonnes de type chuinté n’existent pas. Ils ont un mal fou à dire "je" car pour eux, c’est "dje". Mais dès qu’on entreprend un travail spécifique, le déclic se produit. À dire vrai, à l’Académie de Tours, je n’ai souvenir que d’une année où des Italiens soient venus étudier la mélodie française. Et pourtant, il existe beaucoup de mélodies italiennes sur des textes français : Casella, Respighi, Pizzetti... un répertoire extraordinaire de mélodies composées sur la langue française !

S.F. : - Je suis très attachée à cette "Generazione dell’Ottanta", mais on joue fort rarement ces pièces.
F.L.R. : - Et c’est dommage car il y a là de la très belle musique. J’ai toujours chanté du Casella depuis que j’ai découvert à Milan des partitions devenues introuvables : je les ai achetées tout de suite, et les chanter me ravit. Casella a vécu à Paris tellement longtemps...

S.F. : - Il y accomplit une notable carrière de pianiste.
F.L.R. : - Absolument. Quand je raconte que les premières mélodies d’Auric ont été accompagnées par Casella à la Société Nationale de Musique, mes interlocuteurs sont étonnés !

S.F. : - Certaines voyelles du français soulèvent des difficultés : le u existe aussi en allemand (ü) mais il n’est tout de même pas facile à chanter. Nombre d’artistes en prennent à leur aise et, lors de certaines attaques un peu tendues dans l’aigu, remplacent la voyelle qui ne leur convient pas – le u, notamment – par un o ou tout autre sonorité indéterminée !
F.L.R. : - C’est vrai. Je me permets aussi de dire aux chanteurs italiens : "Écoutez comment certains de vos glorieux aînés prononçaient les voyelles, n’écoutez pas seulement la beauté de la voix – car souvent, c’est cela qui intéresse les auditeurs ! – mais écoutez comment les voyelles sont absolument respectées, comment un i reste un i – [ironiquement] parce que les i, c’est embêtant ! –". J’ai souvent envie de remettre en perspective les spécificités des voyelles.
Ainsi en venons-nous à parler du phrasé français, des liaisons, du vers français, donc de l’alexandrin et de la manière dont on le coupe, etc... Nous sommes obligés de ré-apprendre des règles que les compositeurs considéraient comme allant de soi. Je connais des "coaches" de français qui se trompent dans leurs indications, car ils envisagent le français parlé d’aujourd’hui. Et puis, comment expliquer à un chanteur que l’on peut introduire ce que les Anglais appellent une "shadow vowel" entre deux consonnes du français pour que le son devienne bien audible ? Je prends comme exemple la fin du Clair de lune de Fauré : "marbre". Irène Aïtoff conseillait de glisser une petite voyelle entre le premier r et le b, et peut-être même entre le b et le deuxième r ; de cette manière, on obtient [il montre comment le dire discrètement] mar(e)b(re)re, sinon on a marbr et on n’entend pas. Certes, on entend de près, mais depuis la salle on ne l’entend pas [il chante la phrase]. Avec les anglophones, ce procédé marche très bien, car ils le comprennent aussitôt. Comme le dit si bien l’expression "shadow vowel", il ne s’agit pas d’une vraie voyelle, c’est juste l’ombre (le fantôme ?) d’une voyelle.

S.F. : - Vous venez d’esquisser le deuxième sujet essentiel : le phrasé de la poésie française.
F.L.R. : - En effet. Comme le déclarait Olivier Py dans une interview à propos de Pelléas, "nous devons accepter que l’une des grandes qualités de la langue française soit sa monotonie", en ce sens qu’il n’y a pas d’accent privilégié, ce qui ne signifie pas monotone au sens étymologique. Si l’on intègre cette donnée, on comprend le phrasé français. Sauf qu’il faut l’appliquer en musique, ce qui n’est pas toujours évident. Je suis souvent obligé d’expliquer la différence entre rimes masculines et féminines qui induit un phrasé différent puisqu’il y en a un qui va au bout du vers (avec rime masculine) et l’autre qui n’y va pas.
Que les attaques surviennent ou ne surviennent pas sur le temps indique une prise de position très précise du musicien. En particulier quand cette attaque tombe sur la deuxième croche d’un triolet – ce que Debussy pratique fréquemment - . Pourquoi ? Ce choix dit clairement que le phrasé découle de ce que le piano a fait auparavant : il faut donc s’y impliquer et non attaquer comme si l’on était un instrument soliste entrant tout d’un coup. Mais ce n’est peut-être pas suffisamment explicite, il faut donc corporellement faire comprendre le sens du triolet. Et puis, autre sujet d’équivoque, les césures écrites ne sont pas des silences. Mais il faut bien que le compositeur trouve le moyen de les indiquer, donc il utilise la graphie mise à sa disposition, donc il y aura forcément un petit silence écrit. Mais ce n’est pas un silence, c’est une césure [il rit malicieusement]. Tout cela nécessite du travail ; pourtant, si l’on s’y attelle, on y arrive.
Il est parfois compliqué de se procurer le texte littéraire à côté de la partition. Pour des livrets d’opéras connus, pas de problème. Si ce sont des opéras peu donnés, cela devient fort difficile. De même pour les mélodies : il sera plus aisé d’acquérir un livre de Verlaine que les recueils de poésies d’Armand Silvestre (même dans ma collection privée, il m’en manque encore deux volumes !). Certaines éditions américaines présentent le texte en regard de la musique, mais mal imprimé, compacté, ce qui fait qu’on ne le lit pas correctement, tel que le compositeur l’a lu. Je montrais hier à un de mes étudiants autrichiens Le Chevalier malheur de Chausson [in Deux poèmes de Verlaine op. 34]. Le poème de Verlaine est composé seulement de distiques : deux vers en deux vers, ce que Chausson respecte absolument. Mais, dans les partitions publiées, les vers sont empilés pour économiser de la place sur la page et, du coup, on ne comprend plus clairement la coupe adoptée par le compositeur.
Je disais encore au même étudiant autrichien mon étonnement concernant l’interprétation de Clair de lune : l’audace de Verlaine, pour tous les compositeurs de l’époque, résidait dans l’enjambement entre quasi et tristes, tandis que pour nous – ne l’oublions pas – ce qui est audacieux, c’est de chanter quasi [kouasi]; or, pour eux, c’était une règle évidente, puisque la rime répond à choisi !
http://fr.wikisource.org/wiki/Clair_de_lune_(Verlaine)
On ne saurait faire abstraction de ce qui peut paraître un détail, car cela signifierait dédaigner ce que le compositeur entendait. Et tous les compositeurs qui ont mis en musique Clair de lune du vivant de Verlaine étaient au courant de cette règle de prononciation. De nos jours, on ne l’est plus, et il faudrait presque reprendre les études de poétique à la base. Au Canada, par exemple, j’ai entendu un professeur de français, excellent au demeurant, parler d’akarelle [au lieu d’aquarelle]. Je suis venu à elle : "Non, on dit aquarelle [koua], je suis désolé". Elle me répondit : "Ah bon ? Comment est-ce possible ? qu en français se dit toujours ke !" ; "Oui, sauf pour qua [koua] dans ce cas [on dira en revanche qualité, ka]. Aqueduc [ke], d’accord ; mais aquarelle, aquarium [koua] ". Je ne sais pas d’où vient cette règle, mais je pense que, le mot latin "aqua" étant nettement identifié, il était impensable de l’envisager autrement.

S.F. : - Dans votre travail personnel, comme dans celui que vous faites pratiquer à vos étudiants, travaillez-vous séparément la mise en bouche du poème parlé.
F.L.R. : - En effet.

S.F. : - Antérieurement au travail musical ?
F.L.R. : - Bah, la plupart des jeunes gens qui présentent des mélodies à mes cours les ont déjà travaillées sous l’angle musical...

S.F. : - Mais vous personnellement ?
F.L.R. : - Ah oui ! Toujours antérieurement.

S.F. : - Et vous le faites comme un comédien travaillerait son texte, avant de réadapter la musique sur votre diction ?
F.L.R. : - Oui, mais dans le sens où le comédien se neutraliserait lui-même, c’est-à-dire se positionnerait de manière totalement déconnectée d’une interprétation déjà psychologisée. Car là réside le danger. Si on entend quelque chose qui paraît dicter un phrasé avant d’avoir effectué ce travail, on risque de plaquer une interprétation sonore – je ne parle que de sonore – sur le poème. Je ne crois pas qu’il soit justifiable de s’y livrer sans attendre. Et ce danger s’accentue pour les poètes du XXème siècle, les surréalistes, les post-mallarméens dont on aura de toute manière beaucoup de mal à comprendre le sens, donc mieux vaut s’en tenir au pur aspect sonore...

S.F. : - Mais, de ce fait, vous arrive-t-il de constater chez un chanteur une interprétation du compositeur qui entre en conflit avec celle que vous vous étiez faite ?
F.L.R. : - Absolument. Cela arrive même très souvent. On pourrait évoquer l’opéra où d’aucuns ne lisent pas le texte jusqu’à son tréfonds et construisent de fausses interprétations pour avoir pensé les rôles dans leur globalité alors qu’un personnage est souvent un être en devenir. Voilà ce qui arrive quand la psychologie est plaquée trop tôt sur les personnages. Je ne dis pas qu’il soit obligatoire de lire le livret à l’état pur, car, dans certains cas, il est vraiment difficile de se le procurer... Je pense à Offenbach, dont les livrets n’ont pas été rectifiés après la première. Dieu sait que Jacques Offenbach adaptait beaucoup, et corrigeait ! Il n’était pas le seul ! Pensons à ce que Ravel a coupé dans L’Heure espagnole: il a beaucoup taillé, alors que tout le texte de Franc-Nohain est versifié ; Ravel, par endroits, s’amuse justement à enlever la métrique régulière, c’est-à-dire à ne garder que des vers qui ne riment pas, car il a envie de faire ressembler le texte à des vers libres, afin que le parlé semble plus naturel. Voilà un exemple de prise de position formelle très intéressante.

S.F. : - Une fois effectués ces phases du travail, la mise en bouche du texte, la confrontation avec ce que le compositeur y met, comment maîtriser une déclamation "naturelle" mais vocalisée ?
F.L.R. : - Parlons d’abord des récitatifs ou assimilés : je demande de les faire métriquement, d’une manière totalement basique, stupide et solfégique, afin d’éviter la tentation de changer un tempo. Je pense par exemple à Siebel dans Faust : « Si je trempais mes doigts dans l’eau bénite » ; certes, on est dans un récitatif, certes il n’y a pas d’accompagnement sous la phrase, mais pourquoi bouler les doubles croches notées pour cette phrase au lieu de conserver le tempo précédent ? Il n’y a pas d’indication changeant le tempo. On lit des doubles croches, donc ça va vite ? [Il dit avec naturel, fluidité, posément :] « Si je trempais mes doigts dans l’eau bénite ». Et non pas [il chante en accéléré :] « Si- je-trempais-mes-doigts-dans-l’eau-bénite ». C’est idiot, mais le réflexe de l’œil qui voit quelque chose en valeurs brèves dicte une exécution à toute vitesse... alors que le tempo est le même ! Et que dire du quintolet (on en trouve chez Debussy) : là encore, les gens les prennent à toute vitesse ! [Avec un soupir comique :] Bah non ! Cinq est moins que six : on est habitué à la division par six, pourquoi cinq serait-il plus rapide ? Voyez, c’est pour cela qu’un travail platement solfégique n’est pas inutile. [Du ton d’un maître d’école :] On verra ensuite ; la deuxième étape, c’est pour plus tard ! [Redevenant sérieux :] Un tel travail devrait être fait, même chez Mozart. Enfin, pour ma part, je l’ai toujours fait chez Mozart car il se montre un connaisseur hallucinant des lois de l’expressivité, et de la prise en compte des rythmes. Si on lit les récitatifs tels qu’il les a écrits, il n’y a rien à y changer ! Rien ! Pourquoi ne pas faire ainsi chez les compositeurs qui se revendiquent, comme Gounod, de Mozart ? Je tiens le même discours pour Massenet. Massenet n’est pas un thuriféraire de Mozart comme Gounod, mais la base du travail doit être la même. Seule différence, Massenet ajoute beaucoup d’indications tant il veut très précisément noter sa volonté.

S.F. : - Il était, en chaque acte de sa vie, un homme extrêmement précis.
F.L.R. : - Absolument. Et cette précision-là, il faut non seulement l’appliquer mais comprendre son pourquoi, ce qui est peut-être le plus difficile. [Reprenant un ton malicieusement scolaire :] Mais ce n’est pas la première chose à faire : le premier exercice, c’est d’appliquer bêtement « un peu plus vite », « un peu plus lent », « rester P ».

S.F. : - Faire en sorte que les couleurs vocales ne télescopent pas le naturel de la diction mélodique, telle est la difficulté pour un chanteur qui s’entraîne parallèlement à l’opéra.
F.L.R. : - Certes. C’est aussi pour cela qu’on évacue généralement les récitatifs en se concentrant sur l’arioso. Or, si on se contente de l’arioso, on n’arrivera jamais à faire les récitatifs. En particulier chez Massenet, dont la fluidité se révèle extraordinaire, si on ne fait pas le récitatif avant, ça ne marche pas, puisque tout est absolument conçu dans sa globalité, et conçu de A à Z, pas par petits morceaux ! En fait, Massenet, c’est du Durchkomponiert à la française, avec une manière très différenciée d’accompagner à l’orchestre. Les rôles de Massenet que j’ai chantés (je n’en ai malheureusement pas beaucoup chanté) fournissent des exemples évidents : que ce soit Lescaut ou Albert, on passe du récitatif à l’arioso sans rupture.

S.F. : - C’est en effet une grande caractéristique de l’art vocal de Massenet. Ainsi a-t-il réfléchi à l’apport wagnérien de la "mélodie continue pour en tirer quelque chose qui corresponde à la diction française. Cette absence de césure, de découpage formel, communique une grande force à l’élan massenetien qui "embarque" l’auditeur à sa suite.
F.L.R. : - De ce fait, les gens ne surgissent pas du fond de la loge, ou du buffet, au moment où l’air survient ! François Loup me racontait son effarement quand il avait interprété le rôle de Frère Laurent dans Roméo et Juliette de Gounod à Barcelone : au moment de son entrée en scène, il n’y avait personne dans les loges ; il s’inquiétait: "Mais il n’y a personne, ce soir ?" ; en fait, les gens attendaient l’air, et quand il attaqua "Dieu fit l’homme à son image" (il s’agit d’ailleurs d’un trio, dont Frère Laurent est le protagoniste), soudain tout le monde réapparut ! Je ne sais si une telle situation se reproduirait encore aujourd’hui, mais... [il éclate de rire] ce devait être étonnant ! Je n’ai jamais subi ce genre de mœurs !

S.F. : - Votre expérience pédagogique vous a-t-elle conduit à lutter souvent contre une élocution trop ampoulée, trop "opéra", dans la mélodie française ?
F.L.R. : - Ce que vous appelez "ampoulée", je le qualifierais de boursouflure de l’expressivité. Je ne saurais indiquer de "rester neutre" car on risquerait de déconnecter l’élève de la corporalité du chant. Alors, en fonction de l’interlocuteur ou interlocutrice, j’évalue comment je puis adapter mes directives, prendre l’exemple d’une phrase : "Là, pourquoi mettre l’emphase sur tel mot ? Pourquoi le crescendo deviendrait-il tellement expressif, alors qu’il ne fait que décrire la courbe de la phrase?”. Fauré, souvent, semble avoir tellement peur que l’on ne comprenne pas sa volonté qu’il surenchérit. Par exemple, il inscrit un crescendo tandis que la phrase monte. Il m’arrive donc de dire : "Vous n’avez pas vraiment besoin du crescendo car, la phrase vocale montant, il n’y a pas de problème. Prenez cette indication comme un pléonasme, et n’en faites pas trop".
Explorer, écouter, et toujours avoir un esprit curieux, pour lequel les questions sont plus enrichissantes que les réponses, voilà ce qui pour moi constitue l’esprit d’un chanteur lyrique d’aujourd’hui ; enseigner apporte énormément à mon propre travail vocal et culturel…


Photos de François Le Roux au cours de l'Académie Francis Poulenc 2011 © Sylviane Falcinelli

Sylviane Falcinelli
[Entretien réalisé le 4 Juillet 2012]

Académie Francis Poulenc à Tours (France) : Du 20 au 30 août 2012, dans les locaux du CRR de Tours et à l’Auditorium de la Faculté de musicologie de Tours.
Pour plus d’informations, écrire à : melodiefrancaise@orange.fr
Programme sur le site : www.melodiefrancaise.com

François Le Roux, entouré de l’équipe pédagogique très complète qu’il a réunie pour entraîner les élèves à cerner la mélodie française sous ses angles vocaux, poétiques et interprétatifs, vous convie à la 16ème édition de son Académie d’été, qui commémorera cette année Massenet et Debussy :

François Le Roux : Master classes d’interprétation,
Michèle Ledroit : Cours de technique vocale appliquée.
Claudine Bensaïd : Travail sur le texte poétique et histoire littéraire.
Jean-Claude Penchenat : Travail scénique.
Anne-Marie Lardeau : Diction et voix parlée.
Laurence Schifrine et Denise Firmin-Devine : Méthode Alexander de travail corporel.

Noël Lee (jusqu’au 25 août), Christian Ivaldi (à partir du 26 août) et Jeff Cohen : Professeurs d’interprétation au piano.

Le 27 août à 18 h, Sylviane Falcinelli donnera une conférence sur Massenet.

 
Noël Lee au cours de l'Académie Francis Poulenc 2011
© Photo Sylviane Falcinelli
  Jeff Cohen au cours de l'Académie Francis Poulenc 2011
© Photo Sylviane Falcinelli




Édouard LALO : Intégrale des mélodies. François Le Roux (baryton), Christian Ivaldi (piano), Khrystyna Sarksyan (flûte, pour le Chant breton). Passavant Music PAS 225095 (2 CDs, distr. Codaex).

Le dernier enregistrement de François Le Roux semble une pertinente illustration de ses idées exprimées ci-dessus. D’une part, il nous convie à une découverte musicale insolite, car il est vrai que les mélodies de Lalo sont bien absentes des récitals. D’autre part, il en tire un objet d’étude sur l’évolution des formes et de la relation poésie/musique en cette période charnière précédant l’essor des grands maîtres de la mélodie française. La notice a été rédigée en ce sens par François Le Roux lui-même. Sa présentation des poèmes dans le livret reflète son travail sur le rapport à la poésie, puisqu’elle donne les textes littéraires tels qu’écrits par leurs auteurs, en signalant les coupures et modifications pratiquées par le compositeur. Quel dommage que des erreurs d’imprimerie nous privent de certaines pages (notamment toute la première partie du Suicide de Béranger, ou encore À la Zuecca de Musset) !

Pourquoi les mélodies de Lalo n’ont-elles pas retenu la faveur des récitalistes ? Il faut convenir qu’il y manque cette séduction de l’art vocal, ce galbe des courbes qui distingue immédiatement Massenet (un cadet de presque 20 ans, par rapport à Lalo), par exemple. En fait, la beauté du climat évocateur se voit souvent campée par le piano. On regrette d’autant plus que la prise de son du piano soit assez plate et manque d’étoffe en harmoniques ; ce déficit de valorisation s’avère d’autant plus dommageable quand on dispose d’un artiste de la classe de Christian Ivaldi. Sur de tels climats, François Le Roux joue pleinement la carte de l’acteur pour faire vivre de véritables scènes dramatiques. On pense particulièrement à ce qui constitue l’une des révélations de ces disques : les longues chansons strophiques sur des sujets tragiquement réalistes de Béranger (des pièces de 1849 - donc parmi les premières du jeune Lalo - durant entre dix et treize minutes : La Pauvre Femme, Le Suicide, Le Vieux Vagabond), dont le chanteur et le pianiste se montrent des interprètes inspirés, alors que la répétition des mêmes systèmes rendrait la performance ingrate si elle n’était pas si intensément soutenue. Autre révélation, Le Novice, « scène » d’un quart d’heure pour baryton sur un texte d’Hippolyte Stupuy, laisse percer le futur Lalo créateur d’opéras ; la composition date également de 1849 et, dans l’expressivité vocale (sur un très sobre accompagnement pianistique) de ce qui s’avère un morceau plus long que bien des airs d’opéras, notre oreille décèle de nobles tournures préfigurant le Verdi de la maturité, celui d’ouvrages datant de quinze ou vingt ans plus tard ! Dans cette page au registre plus grave que la plupart des mélodies subséquentes (Golaud plutôt que Pelléas, si l’on nous permet cette allusion au parcours du chanteur !), François Le Roux a l’intelligence de modifier son émission vocale, ce qui véhicule d’autant mieux la magnifique exception du monodrame intime qui nous est conté. Au contraire, L’Adieu au désert, « scène » de peu antérieure (1847 ou 48) mais dénuée d’attrait musical, sur un texte assez niais d’Antoine Flobert, regardait tant vers l’opéra français des premières décennies du XIXème siècle que la succession de couplets/refrain en devenait fastidieuse. Quelquefois, l’écriture vocale de Lalo se tient à la lisière entre opéra et mélodie : ainsi de l’émouvante Marine d’après André Theuriet, ou de Beaucoup d’amour (Béranger encore) où la main gauche du pianiste dessine un de ces contrechants de violoncelle tels qu’aimeront les pratiquer Verdi et Massenet.

On reconnaîtra, dans la touchante naïveté de la Prière de l’enfant, l’Hymne de l’enfant à son réveil tiré des Harmonies poétiques et religieuses de Lamartine (un texte qui a inspiré Liszt). Des surprises dans le cheminement harmonique se font jour par endroits, et induisent un ressenti psychologique (le Chant breton, prévu avec hautbois ou flûte). Et quelle vision saisissante de la révolte ou de la fatalité dans la mise en musique de deux poésies d’Armand Silvestre (À celle qui part, Tristesse) ! Les connaisseurs se plairont à comparer les traitements, aux caractères différents et nuancés, sortis de l’imagination de Lalo et de Massenet sur deux poésies de grands auteurs : L’Esclave de Théophile de Gautier, et À la Zuecca d’Alfred de Musset (on disposait des versions de Massenet par le même chanteur sur un disque REM). Merci à François Le Roux d’éclairer avec foi un versant peu commun de l’histoire de la mélodie française.

Sylviane Falcinelli









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