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Thomas Hampson parle de la version
pour baryton de Werther



Le célèbre artiste américain était venu chanter la version pour baryton de Werther en avril 2004 à Toulouse et à Paris. Nous l’avions rencontré à cette occasion, vérifiant ainsi avec quelle prudence et quelle honnêteté il avance sur ce terrain encore entouré de zones d’ombres. Rappelons que Massenet, au lendemain de la création (en 1892) de Werther, avait envisagé de réécrire le rôle goethéen pour baryton (il pensait alors au grand interprète verdien Victor Maurel), lui donnant ainsi une consistance dramatique plus sombre ; ce projet, vite abandonné, avait été repris bien plus tard à la demande de Mattia Battistini, un baryton doté d’un aigu aussi souple qu’éclatant. L’artiste italien donna maintes fois cette version du vivant de Massenet (de 1901 à 1911) mais, en l’état actuel des recherches, toute source autographe d’une telle réécriture a disparu. Ne reste que le report de la ligne vocale effectué par le copiste de Battistini sur des partitions chant et piano ayant appartenu à celui-ci ; encore faut-il préciser que ces diverses sources sont actuellement dispersées et que des variantes existent de l’une à l’autre, attestant d’un probable travail progressif qui s’effectua peut-être au fil d’une dizaine d’années. Cette version fut exhumée aux Etats-Unis pour des représentations données à Seattle en 1989 avec Dale Duesing, puis au Metropolitan Opera de New York avec Thomas Hampson en 1999, le texte étant établi d’après une partition parvenue en la possession du chef d’orchestre Antonio de Almeida (dont la riche collection a malheureusement été vendue après son décès). Lequel texte montre un état préalable à celui enregistré par Mattia Battistini pour les deux extraits gravés en 1911, dont les variantes apparaissent sur certains exemplaires (morceau séparé ou édition intégrale) utilisés par le baryton italien; c’est ce qui ressort de copies qu’a bien voulu nous montrer Jacques Chuilon, auteur d’une biographie de Mattia Battistini (parue aux Éditions Romillat).

Thomas Hampson a pleinement conscience que bien des questions demeurent en suspens, et présente cette version comme une première proposition sur une voie que seule la réapparition de sources incontestables permettrait de parcourir plus avant : « Il est très important de préciser, quand nous parlons de la version pour baryton de Werther, qu’il ne s’agit pas d’une transposition mais d’une version réécrite, et même repensée, du personnage de Werther, dans un langage musical portant la marque de Massenet. Il apparaît clairement que Massenet passa beaucoup de temps sur cette réécriture ; pour un homme parvenu à ce stade de sa vie, de sa carrière, revenir dix ans après sur une œuvre nécessite un énorme investissement de la pensée, et il me semble inconcevable que Massenet ait fait tout ce travail pour simplement le confier à Battistini et qu’il n’en ait pas gardé un exemplaire pour lui-même. Personne n’a jamais rencontré un tel exemplaire, or trouver cette partition serait la priorité. Si les seules sources de cette version ont appartenu à Battistini, existe-t-il une partition que Massenet prépara de sa main et offrit à Battistini, ou ces sources reproduisaient-elles une autre partition sur laquelle Massenet aurait travaillé, et en quelle langue ? Les différences de phrasé qui surgissent en plusieurs points de l’opéra (particulièrement dans les Actes I et III, ainsi qu’en un point du dernier acte) ont probablement plus à voir avec la syntaxe de la langue italienne qu’avec un choix de phrasé qui fonctionnerait mieux ». En effet, si Mattia Battistini a majoritairement chanté “sa” version de Werther en italien, Jacques Chuilon – qui fait autorité en la matière – affirme avoir trouvé trace d’exécutions en langue française (pour une représentation d’une part, pour un récital où figurait Pourquoi me réveiller ? d’autre part), ce qui implique quelques variantes de détail éventuellement effectuées “sur le tas” afin de respirer avec la langue choisie. « En l’absence de réponses indubitables, je procède à des arbitrages pratiques, certes en fonction de ma voix, mais en ayant toujours à l’esprit la vérité du personnage et – je l’espère – en allant dans le sens expressif voulu par Massenet. Je le répète, il ne s’agit pas d’une transposition, non plus que de choisir les notes qui me seraient les plus confortables ; je constate parfois que je pourrais très aisément chanter les mêmes notes que le ténor, mais cela sonnerait dans un esprit de compétition et le reste apparaîtrait comme un pis-aller parce que le baryton ne peut pas chanter ce que chante le ténor ! ».

En effet – et là réside l’essentiel – les différences purement expressives confèrent à la version baryton une coloration émotionnelle particulière : « Lors du ”Clair de Lune” (Acte I), quand Werther dit “Pourvu que je voie ces yeux… mon unique joie”, le ténor [très recto tono dans un ambitus restreint] se contente plus d’un effet que d’une phrase alors que le baryton épouse le dessin de la mélodie orchestrale. Le même contexte, avec les mêmes différences, se reproduit au deuxième Acte, quand Werther rappelle à Charlotte ces premiers moments (“Ah ! Qu’il est loin ce jour plein d’intime douceur”) ; or la psychologie musicale qui en résulte pour le personnage me semble complètement différente : la version pour baryton manifeste une tentative de Werther pour plaider sa cause auprès de Charlotte et la convaincre de comprendre la perte qu’il endure, tandis que la version pour ténor exprime plutôt l’amertume et le chagrin afin que Charlotte réalise combien il est torturé et bouleversé. Par l’imploration du langage musical, il manifeste les choses différemment. C’est une différence très subtile. Mais on a de telles subtilités entre les deux textes de Da Posa au moment de sa mort [dans Don Carlos de Verdi] ; en français, il dit : ”ah ! souviens-toi”(Remember !), et en italien, cela devient : “di me non ti scordar !” (Don’t forget me !)... Pour en revenir au deuxième Acte de Werther, “Lorsque l’enfant revient d’un voyage…” est à mon sens plus beau chez le baryton car jamais il ne cherche à ressortir comme le fait le ténor grâce à ses aigus ; cela ne devient jamais un air (ainsi qu’il résulte du point culminant – non nécessaire - du ténor sur le si de “Appelle-moi !”), mais demeure un monologue contenu dans la tessiture du baryton ; et c’est d’autant plus convaincant si le baryton chante toute la première partie en “voix mixte”, donnant cette belle expressivité musicale que Massenet aimait. Je suis heureux que des personnes connaissant de manière très affinée l’œuvre de Massenet en soient venues à la même conclusion que moi, à savoir que le baryton est plus proche du personnage créé par Goethe, de son caractère maniaco-dépressif, de sa sombre versatilité ; son rôle prend plus de crédibilité comme “ pendant” de celui de Charlotte et comme alternative à la “vie bourgeoise”. Je ne pense guère que la version baryton remplacera la version ténor dans le grand répertoire, car elle constitue un projet spécifique pour une catégorie très spécifique de baryton ».

Il apparaît, au vu de l’exigence que l’on pourrait apporter aujourd’hui à une version alternative, que l’orchestration accompagnant un baryton devrait différer de celle soutenant un ténor. Pourtant, cela ne fut probablement pas le cas ; interrogé sur la question, Jacques Chuilon croit fermement que, pour des raisons pratiques, l’accord passé entre Battistini et Massenet prévoyait une ligne de baryton pouvant s’enchâsser sans modifications dans la partition orchestrale existante, afin que les théâtres de répertoire ayant déjà travaillé sur le matériel d’orchestre de la version ténor n’en pâtissent pas ; cette hypothèse n’est pas infirmée par le fait que Battistini ait possédé deux matériels d’orchestre de Werther – actuellement disparus –, le chanteur devant pouvoir fournir très vite ces matériels aux pays d’Europe orientale où il a notamment chanté “sa” version. Néanmoins, tant que l’on n’aura pas remis la main sur ces matériels, on ignorera s’ils ont porté la trace d’éventuelles retouches suggérées par le compositeur. Ayant expérimenté cet équilibre scène/orchestre dans la version baryton, qu’en pense Thomas Hampson ? « Si Massenet avait eu l’opportunité de réécrire et de faire imprimer l’orchestration afin de l’équilibrer par rapport à la version pour baryton, l’aurait-il fait ? Nous ne pouvons que poser la question. Imaginez qu’un théâtre en 1910/12 programme l’une ou l’autre version de Werther, et que l’éditeur envoie la mauvaise version pour l’orchestre… Les chanteurs n’avaient pas la même attention au détail qu’aujourd’hui ; nous avons un contrôle plus pointilleux de la musique imprimée que jamais auparavant. Je ne sais pas quels desseins, ou quelles suggestions, Massenet avait en tête. Ceci dit, je pense que dans les parties les plus denses, certains passages sont problématiques : le duo du troisième acte est trop épais et quelques légères modifications pourraient l’éclaircir. De même dans le “Clair de Lune”où le baryton, le mezzo-soprano et l’orchestre sonnent trop monocolore. La question harmonique, thématique, intervient aussi, et mériterait quelques touches d’éclairage que le ténor apporte à sa manière. Je suis sûr que Massenet, orchestrateur raffiné, aurait aimé que l’on examine ces questions de très près ».

Thomas Hampson a exploré le répertoire français du XIX ème siècle (on connaît son enregistrement d’Hamlet d’Ambroise Thomas chez EMI), et sa mise en perspective de Massenet en son siècle n’en revêt que plus de perspicacité : « J’entends très fortement dans Werther des moments de Don Carlos, et – c’est indubitable – des moments d’Hamlet. Quand je dis cela, je vois les gens devenir nerveux car, dans la mentalité actuelle, c’est devenu une connotation négative.Or je crois qu’au sein de la tradition lyrique du XIX ème siècle, des hommes honorables, respectueux, cultivés comme l’étaient Verdi, Ambroise Thomas et Massenet, s’adressaient des gestes de respect l’un à l’autre.Quand Thomas en appelle à Gounod au tout début d’Hamlet, c’est un tribut d’amour et d’admiration, cela ne consiste pas à piller les bonnes idées d’autrui ! Il y a là un grand changement de mentalité qui s’est produit entre le XIX ème et le XX ème siècles et dont on ne tient pas suffisamment compte. Donc, quand je dis que j’entends ces influences chez Massenet, je prends cela comme une heureuse découverte de ce qui était important aux yeux de Massenet. Je ne veux en aucun cas insinuer que, n’ayant pas de meilleures idées, il a pris celles-ci ! C’est pour moi un sujet d’une importance musicologique primordiale : nous devons nous montrer plus respectueux envers les usages de la vie et du langage musical de ce temps-là, afin d’aider nos contemporains à mieux comprendre la valeur symbolique de ces signes ».

Ceci dit, notre artiste américain se montre étonné du faible relief accordé à Massenet par les Français eux-mêmes dans l’échelle de leurs valeurs nationales : « Je crois fermement qu’il est vraiment inapproprié de regrouper sans plus de discernement Massenet avec Thomas, Meyerbeer, Chabrier, Chausson, sous couvert d’opéra français du XIX ème siècle. Il a certes appris de Thomas, nous pouvons l’entendre. Mais pour moi, je comprendrais beaucoup mieux que l’on place Massenet aux côtés de Verdi. À mon avis, il est unique et cela me met très en colère qu’on ne le reconnaisse pas. Thomas, Saint-Saëns, Chabrier, Chausson ont écrit de merveilleux moments – qu’il est important d’entendre –, de belles pièces – je ne sais s’il convient de dire : d’importantes pièces… Je distinguerais Henri VIII comme le meilleur opéra de Saint-Saëns ; quant au Roi Arthus de Chausson, c’est un très bon opéra, malheureusement il est écrit exactement dans le même ton et dans le même langage musical que Das Rheingold [Rires] ! Mais que ces ouvrages soient comparables à Massenet : non ! Werther est un monument de l’opéra. Alors que si nous prenons la partition d’Hamlet, je considère qu’il y a trois actes géniaux, mais que les deux derniers actes sont bigrement détestables ! L’Invocation d’Hamlet à son père est géniale, l’Acte III est digne de Massenet ou de Verdi. C’est d’ailleurs bien ce que pensait Verdi : il a dit qu’il ne voyait plus de raison d’écrire un Hamlet puisque celui de Thomas était si bon. Je pense que la sensibilité des années 1860 excusait peut-être une faible fin, plus que nous ne le ferions. Mais la réputation de Thomas fut détruite au XX ème siècle par d’autres considérations intervenant en musicologie ; elle ne fut guère aidée par des remarques irresponsables émanant de personnalités comme Richard Strauss ; puis Debussy devint ce qu’il est, donc la musique française fut identifiée à Debussy par tous ceux qui vinrent après lui… Personnellement, je considère Satie comme un compositeur extrêmement limité, et je pense que nous devrions être très prudents quant à la réévaluation de Poulenc. Gardons un peu le sens des perspectives : ce n’est pas parce qu’une chose est née au XX ème siècle qu’elle est parfaite ! Mais il y a une nouvelle prise de conscience en France, et je crois prendre part à cette prise de conscience par mes enregistrements, par mon engagement en faveur des valeurs et de la musique françaises. J’adore le sens mélodique de Massenet. Réalisez-vous qu’il a écrit plus de mélodies que Richard Strauss ? L’écriture vocale de Massenet est non seulement bonne pour la voix, mais, plus profondément, elle revèle une sensibilité, une compréhension de la langue, une psychologie, une manifestation des émotions et des états d’âme des personnages, bien plus importantes que chez d’autres compositeurs. Si j’aime tant Massenet, c’est parce que vous sentez à travers la musique qu’il a écrite combien il était concerné par la psychologie, par les motivations des êtres. Et regardez le fantastique développement qu’il y a entre ses premières œuvres et ses ouvrages plus tardifs ; même si ceux-ci n’ont pas rencontré un égal succès, ils ne peuvent que s’attirer le succès auprès des musiciens tant ils montrent l’ouverture d’esprit du compositeur ».

Il ne nous reste plus qu’à rêver que des sources incontestables de la version baryton de Werther réapparaissent assez tôt pour que Thomas Hampson puisse réaliser son rêve de chanter une édition sérieusement établie, car il est très exigeant à ce sujet et contestait au cours de notre conversation une nouvelle édition de Schubert qui fourvoyait le lecteur à force de réduire les indications du compositeur à une présentation très « générique, et je hais ce qui est générique ! Si vous voulez rencontrer Schubert [ ou tout autre compositeur], vous devez voir, non seulement les premières éditions, mais aussi les manuscrits, vous devez examiner son écriture, comment il trace un decrescendo, pourquoi il écrit telle indication en gros caractères au-dessus de plusieurs mesures, et ce qu’il essaie de vous dire ainsi. Après quoi, l’interprétation est un dialogue avec le compositeur, il y a différentes manières de dire la même chose selon les êtres humains qui la disent. Si les partitions sont d’importants messages de la part des compositeurs, elles ne sont pas la Bible… Et, très franchement, même la Bible pose des problèmes ! ».


Sylviane Falcinelli

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[ Avec l’aimable autorisation de l’Association Massenet à laquelle fut destiné cet article en octobre 2005 ]






Le concert d'avril 2004, au Théâtre du Châtelet, avait fait l'objet d'une édition en DVD parue chez Virgin (2 DVDs, réf. 00946 359257 9 1 ; notice du livret : Sylviane Falcinelli): Thomas Hampson (Werther), Susan Graham (Charlotte), Orchestre National du Capitole de Toulouse, dir. Michel Plasson










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