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Le Cid de Massenet à l’Opéra de Marseille


L’habitude de ne considérer en Massenet que l’auteur de Manon et Werther ayant nui aux vingt-trois autres opéras de sa production (au nombre desquels tant de chefs-d’œuvre si divers, par le caractère musical comme par l’investigation psychologique de beaux personnages !), on aimerait se réjouir de chaque retour à la scène des titres négligés. Encore faudrait-il qu’il nous fût donné d’entendre l’œuvre dans son intégrité : or une première déception nous attendait à Marseille en découvrant que les coupures avaient tronçonné large ! Dans des scènes d’ensemble, on taille des raccourcis, une fois taillé on prend le bout de fil qui traîne d’un côté puis l’amorce qui traîne de l’autre et on fait un nœud (cela donne des “intermèdes” ou des transitions tronquées, pas franchement prévues par l’auteur qui, lui, avait le sens de la composition !), on réduit au rang “d’utilité” la pauvre Infante pourtant délicieusement chantée par Kimy Mc Laren. C’est ainsi que saute tout le 2ème tableau de l’Acte II (l’Infante escortée de moines faisant la charité) puisqu’on supprime aussi le ballet qui s’enchaîne à la scène de la soprano. Certes, l’usage très conventionnel et très français – pas toujours heureux musicalement ! – du ballet “imposé” qui coupait l’action dramatique (et que les compositeurs “expédiaient” souvent comme un pensum) n’a plus sa raison d’être ; puisque les entrées forment généralement un ensemble musical séparé et totalement hétérogène, leur disparition, souhaitable dans la plupart des opéras, passe inaperçue ; l’ennui est que, pour une fois, le ballet du Cid présente quelques pages parmi les plus populaires de Massenet, brillamment troussées dans le goût des espagnolades en vogue à la fin du XIXème siècle (qui ne connaît “l’Aragonaise du Cid”, ou la “Navarraise” constituant la dernière entrée ?) ; de surcroît, les acclamations de la foule accueillant le Roi contribuent à négocier l’enchaînement : autant dire que sa suppression, ici, n’est pas indolore. Même certaines phrases de Chimène passent à la trappe (pour ménager la chanteuse ?).
Dans le programme, le metteur en scène se vante d’ailleurs de ces coupures… Ah bon ?! Parce que ce sont les metteurs en scène (généralement assez incultes en musique) qui, maintenant, décident des coups de bistouri dans la partition musicale ?! Mais ils est vrai qu’ils “pensent”, sans “être” pour autant…
Puisque la mode veut qu’aujourd’hui, un metteur en scène se sente déshonoré s’il ne “repense” pas (car, surenchère, on ne “pense” même plus, on “repense” !) l’implantation d’un sujet pour le “moderniser”, Le Cid – non plus de Corneille ni des librettistes d’Ennery, Gallet et Blau, mais de Monsieur le metteur en scène Charles Roubaud – se passe dans l’Espagne d’Alphonse XIII, mobilier club (le salon des officiers au lever de rideau) et panneaux Art déco (dans les appartements de Chimène) à l’appui. Si le “vrai” Cid connut un Roi Alphonse, au XIème siècle, c’était en réalité le sixième du nom ! Point n’est besoin de souligner le ridicule décalage, dans ces décors, des vers de Corneille (dont les plus fameux sont respectés par les librettistes) à la syntaxe si typique du XVIIème siècle, ou de traditions telles l’adoubement d’un chevalier, etc. ; les exploits du Campeador pourfendeur de Maures auraient donc pour cadre la guerre du Rif, mais l’esprit de mission religieuse propre au Moyen Âge est vidé de sa substance.
Et puis, si vous voulez mon avis, un chef militaire qui, au XXème siècle, monterait sur la table pour clamer à ses soldats : « Dieu m’a parlé ! », on l’enfermerait à l’infirmerie psychiatrique (à moins qu’il ne soit un ayatollah en pays musulman, or nous sommes ici chez les adversaires des Maures), tandis qu’une telle illumination mystique prenait tout son sens (Saint Jacques vient d’apparaître à Rodrigue, ne l’oublions pas) dans les mentalités de l’Espagne médiévale en proie à l’expansion des territoires mauresques, et à l’heure de la reconquête des lieux saints (la première Croisade commença quatre ans avant la mort du Cid en 1099).
Quand vous voyez Chimène toute joyeuse se ruer à la renverse sur un canapé en agitant les gambettes en l’air, le texte idoine serait : « youpi, youp’la la ! », mais certainement pas des vers adaptés de Corneille.
Et que dire (1er tableau) d’une Infante qui tapote affectueusement le genou de Chimène : voilà qui n’est pas très conforme aux mœurs de la Cour d’Espagne, fût-elle du XXème siècle !
À ce propos, l’Infante pourrait être la sœur du trop jeune Roi que l’on voit ici sur scène, mais certainement pas sa fille.
On vous épargnera le comique involontaire de Chimène rentrant chez elle en grand deuil à l’Acte III, arborant un look de star d’Hollywood en mal d’anonymat avec ses lunettes noires, puis se déshabillant et recevant Rodrigue en combinaison de nylon (peut-être de satin ? Ne mégotons pas).

Le désastre est que, depuis trop d’années, les trois quarts des mises en scène de théâtre ou d’opéra appelleraient un tel cours d’analyse logique pour en stigmatiser les ridicules opérant en dissonance permanente avec les textes qu’elles seraient censées révéler, et non distordre.
Le répertoire est victime de la tyrannie de ces créateurs ratés que sont les metteurs en scène ; en effet, on les soupçonne d’être assez stériles pour masquer leur incapacité à créer eux-mêmes de grands textes par la prise en otage des œuvres d’autrui : il s’agit en somme de s’exprimer sur le dos des grands génies qui, étant morts, ne pourront protester (Debussy a fustigé cette désinvolture en des pages célèbres), au lieu de mettre à leur service l’humilité pleine d’attention que l’on attendrait d’interprètes (car il serait bon de rappeler aux metteurs en scène qu’ils ne sont – ne devraient être – que des interprètes parmi d’autres).
À noter que l’affiche, superbe, nous montre un Roberto Alagna de grande classe campant Rodrigue dans l’attente vespérale du bivouac (Acte III) : mais cette photo, ici reproduite, n’a AUCUN rapport avec la mise en scène ! Le protagoniste eût-il porté de tels tissus que nos regards les eussent apprécié. Malheureusement, sur la scène de Marseille, le tableau en question se passait dans le mess des officiers, avec carte d’état-major au mur, et les militaires en tenue kaki arboraient le calot que l’on a connu sur le crâne du général Franco.



Pouvions-nous trouver une consolation dans la partie musicale ?
L’orchestre de Marseille souffre d’un certain laisser-aller : lui manque un travail de fond qui ferait progresser le “poli” de sa texture sonore.
Le maestro canadien Jacques Lacombe, quoique fin styliste massenetien, ne pouvait à lui seul compenser des années de retard et raffiner la qualité de jeu, pupitre par pupitre. Accordons-lui le crédit d’avoir su trouver un équilibre tamisant l’irruption roborative mais pesante des pages “militaires” dans l’économie générale de la partition.
Les trois voix graves (Don Diègue, le Comte de Gormas, le Roi) rivalisaient de flottement : émission mal assurée, vibrato au milieu duquel on est censé récupérer la ligne vocale écrite par le compositeur, justesse… variable. D’ailleurs – est-ce difficulté acoustique à bien entendre l’orchestre depuis le plateau ? – tous les chanteurs perdirent en cours de route le diapason à un moment ou à un autre. Dans les couloirs, l’ironie allait bon train sur le fait que les deux “pères nobles” avaient l’âge de leur rôle… y compris l’âge vocal ! Mais ces défauts sont plus inexcusables s’agissant du jeune Roi, un Italo-Américain à la technique mal placée.

Au fait, pourquoi le duel avait-il lieu en coulisses ? Était-ce pour faire l’économie d’un maître d’armes qui aurait montré quelques passes d’escrime aux chanteurs ? À l’issue de ces cliquetis de fer-blanc, on était tout étonné de voir le Comte de Gormas revenir s’effondrer sur le plateau en se tenant la poitrine, mais dans un uniforme immaculé (les fioles d’hémoglobine, cela existe, au théâtre comme au cinéma !).

Autre voix qui s’est trop dépensée sans compter, celle – hélas ! – de Béatrice Uria-Monzon, laquelle sauve sa carrière par sa beauté et son tempérament de comédienne. L’insécurité règne depuis longtemps dans le maniement de sa voix, mais elle sait “dire” un texte et empoigner le public en séductrice.

Restait, au milieu de ce tangage, le beau Rodrigue : l’écoute de la diction française de Roberto Alagna constitue toujours une leçon d’élocution ; quelles que soient l’inflexion musicale de sa partie, les nuances de l’émission vocale, chaque syllabe porte dans la salle avec une netteté pour laquelle on ne lui connaît guère de rivaux. Et puis, n’était-il pas réconfortant que la plus belle page de l’œuvre – la prière « Ô souverain, ô juge, ô père » à l’Acte III – lui revienne ?

On ne dira jamais assez combien les rôles de Rodrigue et Chimène (surtout quand on n’en coupe aucun éclat !) sont éprouvants : ils sollicitent les voix sur une très large étendue, requièrent autant de puissance que de tendresse. La chanteuse à trouver pour Chimène – et l’on mesurera ainsi la difficulté à distribuer le rôle – est en fait une Abigaille (celle du Nabucco de Verdi) : même registre couvrant autant le grand soprano dramatique que le mezzo-soprano, même autorité incendiaire, mêmes éclats de colère (qu’il faut tout de même essayer de chanter, et non crier !)… On obtient rarement satisfaction s’agissant d’Abigaille dans un opéra pourtant très prisé de Verdi, alors imaginez pour un opéra français peu donné… !

La générale et la première ayant été filmées par la chaîne Mezzo, un DVD est en projet. Fort bien, puisque la discographie du Cid se réduit désastreusement au coffret CBS d’un “live” de 1976 à Carnegie Hall, dont l’écoute vous transformerait en Beckmesser marquant à la craie les innombrables fautes de prononciation française, sans parler des dérapages non contrôlés de certaines voix de la distribution (même Plácido Domingo ne chantait pas à son niveau, c’est dire !) ni du style quelque peu “à la truelle” de la direction d’Eve Queler !
Mais l’édition en DVD du spectacle de Marseille ne restaurera pas les passages coupés, ce qui est malhonnête envers le public, eu égard à la mission documentaire d’un enregistrement, et dommageable pour un témoignage destiné à rester. Et il ne réajustera pas l’émission vocale ni le diapason des quatre cinquièmes de la distribution.
Alors on eût souhaité, certes, que Roberto Alagna se vît proposer de graver le rôle de Rodrigue, mais en se donnant les moyens de l’entourer à la hauteur de l’enjeu. Car il est grand temps que l’on puisse enfin réécouter dignement Le Cid au disque ou au DVD.

Sylviane Falcinelli (juin 2011)



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