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Robert Massard, un destin exemplaire


Qui endossa de nombreuses années les costumes d’Athanaël (Thaïs)1, Hérode (Hérodiade), Lescaut (Manon), Albert (Werther), Sancho Pança (Don Quichotte), Caoudal (Sapho), du Roi (Le Cid), du Moine peintre puis de Frère Boniface (Le Jongleur de Notre-Dame), pour ne citer que les rôles sortis de l’imagination de Massenet ? Un Béarnais à la silhouette et au verbe toujours dynamiques malgré les quatre-vingts ans qu’il venait de fêter lorsque nous le rencontrâmes. Le destin de Robert Massard, baryton à la carrière internationale qui demeure une référence dans l’art de modeler la générosité du chant sans nuire à la précision de la diction, mérite qu’on s’y attarde car rien ne semblait le diriger vers les feux de la rampe, sinon une voix naturelle qui frappait les oreilles attentives.

Né le 15 Août 1925 dans un quartier modeste de Pau, il subit le contrecoup de l’adversité rencontrée par sa famille : « Mon père était chef de vente chez Renault, et en 1939 il perdit sa situation car la priorité devint alors la fabrication de canons, de mitraillettes, de chars. J’avais 14 ans et il m’annonça :“Je ne peux plus payer tes études, il faut que tu apprennes un métier”. Il me mit donc à l’apprentissage de la mécanique car il lui semblait que j’aimais cette spécialité. Savez-vous qu’au même âge, Caruso était apprenti-mécanicien, que José Luccioni venait aussi de la mécanique, qu’Ernest Blanc était tourneur à l’Arsenal de Toulon ? ». L’adolescent chante au sein de la Schola Saint-Joseph à Pau, il retient d’oreille des airs d’opéras, et plusieurs personnes avisées remarquent sa voix, l’incitant à la travailler. Mais notre jeune mécano ne perd pas de vue qu’il doit gagner sa vie, qu’il n’a aucune notion de solfège, qu’on lui fait miroiter là des perspectives bien hasardeuses. Pourtant, il participe à des tournées d’opérettes dans sa région, on lui fait rencontrer un professeur de chant du Conservatoire de Bordeaux qui s’engage à le prendre séance tenante dans sa classe, mais il répond : « Mes parents sont pauvres, je n’ai pas d’argent », et retourne à ses clés anglaises plutôt qu’aux sept clés qu’un professeur de solfège voudrait lui inculquer.

Durant l’hiver 1950/51, il remporte successivement les concours de chant de Pau et de Bayonne, puis est remarqué lors d’un banquet au Casino de sa ville natale où il vient chanter amicalement Vision fugitive d’Hérodiade (déjà !), ainsi que des airs de Faust, Rigoletto, et La Traviata, « mais comme ça, d’oreille, sans solfège ni rien », précise-t-il aujourd’hui. Assiste à ce banquet un ami de Georges Hirsch, alors administrateur de la Réunion des Théâtres Lyriques Nationaux, lequel décide d’écrire à ce dernier qu’un jeune Palois doit absolument être auditionné à l’Opéra de Paris. Devant cette insistance répétée du destin, Robert Massard cède enfin et, Georges Hirsch ayant accepté de fixer l’audition au 8 juin 1951, il prend un billet de troisième classe pour la capitale, « voyage toute la nuit sur des banquettes un peu dures », puis – clin d’œil du sort – se voit accueilli à l’Opéra de Paris par un concierge nommé Ferrari ! Robert Massard auditionne donc en compagnie de deux artistes en herbe ayant déjà, contrairement à lui, franchi le pas du professionnalisme : Nicolaï Gedda et Victoria de Los Angeles. Nous sommes alors aux derniers jours du mandat de Georges Hirsch, et celui-ci propose un contrat au jeune Massard en l’invitant à ne pas réfléchir trop longtemps car son pouvoir de décision ne saurait excéder le 30 juin. Pourtant, l’ex-mécanicien hésite encore : « C’était le saut dans l’inconnu : peut-être finirais-je par retomber dans ma boîte à outils ! Je me sentais triste de quitter Pau pour aller dans une ville que je ne connaissais pas, dans un milieu qui m’était totalement étranger et dont je n’imaginais guère les jalousies susceptibles d’y surgir ». Mais enfin, poussé par son père, il signe et pose ses valises à la Pension des Oiseaux (tout un programme !) à Asnières. Pension qui s’avèrera vite trop chère pour la nouvelle recrue de l’Opéra qui ne gagne que 450 francs par mois ! Mais, animé d’une fierté résolue, il refuse l’aide que lui propose son père et s’en va loger chez une vieille dame : « Mon meilleur restaurant, c’était la cantine de l’Opéra midi et soir ! ».

Il se présente le 1er octobre à la Régie du chant où le nouvel administrateur de l’Opéra, Maurice Lehmann, fort absorbé par la fastueuse production des Indes Galantes, lui fait dire qu’il n’y a pas de travail pour lui en ce moment et qu’il devra revenir le 1er janvier. Or les contrats n’étaient que d’une saison et dès le 31 mars, l’administrateur pouvait décider de ne pas le reconduire. De toute manière, fort éloigné de l’esprit “découvreur de talents” de son prédécesseur, Maurice Lehmann avait décrété qu’il ne valait guère la peine de s’intéresser à un garçon qui ne savait rien ! Car Robert Massard traînait comme un boulet son ignorance du solfège, et son âge (26 ans) lui fermait l’accès à quelque conservatoire que ce soit. Par bonheur, un ténor de la troupe l’introduisit à la Schola Cantorum afin qu’il rattrape son retard… en compagnie de gamins en culottes courtes ! Son professeur de solfège s’appellait Madeleine Milhaud, coïncidence qui devait déboucher sur la création par Robert Massard d’œuvres de Darius Milhaud… Pendant ce temps, le premier emploi que lui confiait l’Opéra tenait en trois mesures. Mais par un ami de sa famille, il fut informé que Gabriel Dussurget cherchait un Thoas pour monter Iphigénie en Tauride à Aix-en-Provence ; celui-ci l’incita à travailler d’oreille deux airs du personnage, ne s’arrêtant pas à sa méconnaissance de la musique, puis il l’auditionna et lui dit : « J’ai du flair, je prends des risques et je vous engage ». Voilà notre jeune baryton nanti pour juillet 1952 d’un contrat aixois sous la baguette d’un « chef d’orchestre qui était déjà très grand et devait devenir plus extraordinaire encore : Carlo Maria Giulini ! J’avais alors 27 ans et lui, 38 ans. Je dépose donc à l’Opéra une demande d’autorisation écrite ; ce voyant, Lehmann s’écrie : “Comment ? On lui a fait un contrat, il va débuter là-bas ?! Il faut qu’on le fasse débuter dans un rôle du même genre”. Et il me confie le Grand Prêtre dans Samson et Dalila. [Avec auto-dérision :] À 27 ans, quelle autorité, n’est-ce-pas ! Tout dans le costume, rien ailleurs ! En somme, j’avais l’âge de Samson et je débutais avec un Samson qui avait l’âge du Grand Prêtre : José Luccioni (52 ans à l’époque). Albert Wolff dirigeait. Quand Lehmann a vu qu’on m’engageait à Aix, ce fut une chance souveraine, car au fond il ne voulait pas de moi et aurait sans doute résilié mon contrat ». Au cours de ses quatre ans de mandat, celui-ci ne cessera d’ailleurs de persécuter le jeune baryton et de lui infliger mesquineries et tracasseries. Par bonheur, Georges Hirsch revint à son poste, permettant enfin à Robert Massard d’aborder les rôles-titres qui le propulseront vers une carrière internationale : Le Barbier de Séville, Rigoletto. « J’ai été le premier français à chanter Rigoletto au Bolchoï de Moscou, un des plus beaux souvenirs de ma vie, avec la création de In terra pax de Frank Martin pour le Pape Paul VI en 1969 ».

Ainsi le jeune mécanicien dépourvu de bagage artistique a pu accéder à la carrière que ses dons et son humilité lui permettaient d’accomplir aussi bien – voire mieux – que des candidats plus favorisés, grâce à la perspicacité de découvreurs de talents (Hirsch, Dussurget) qui ont su miser sur lui ; il en est fort conscient : « Aujourd’hui, je ne ferais plus carrière, parce que personne ne me ferait plus confiance, personne ne s’attarderait à s’occuper de moi. De nos jours, les enjeux financiers sont la première préoccupation, et les jeunes veulent vite gagner autant d’argent que les vedettes, alors qu’à mes débuts, je n’ai touché que quelques sous mais j’ai appris mon métier dans la vie de troupe ».

C’est d’ailleurs à l’instigation de Madame Hirsch, professeur de chant qui avait remarqué ses aigus faciles, que Robert Massard étudia dès 1953 Le Barbier de Séville ; déjà, il eut l’intuition de rechercher la vérité dramatique qui devait devenir l’une de ses marques distinctives, en travaillant le texte de Beaumarchais avec un comédien, et son jeu scénique avec un mime, car – dit-il – il se sentait gauche et inexpérimenté. Durant toute sa carrière, il veillera autant à la composante dramatique qu’à la part musicale de ses interprétations, son exemplaire diction, en français comme en italien, lui permettant de communiquer la présence théâtrale de ses personnages : « Dans un opéra, il y a tout de même 50% de musique et 50% de texte ; si on ne se préoccupe que de chanter, où passe l’intrigue ? Il importe que les gens comprennent. Même en italien, je suis très fier que ma diction ait été jugée parfaitement intelligible par des Italiens. J’ai toujours veillé à ce que l’on comprenne tout ce que je chantais. Certes, cela demande beaucoup de travail, cela implique de ne pas survoler l’ouvrage et d’y apporter la dimension du travail dramatique, même quand on le sait bien musicalement. Je me suis perfectionné auprès de comédiens car à 26 ans, je mesurais combien m’avait manqué une éducation théâtrale. J’allais souvent assister aux spectacles du Théâtre-Français ; j’ai travaillé avec Paul-Émile Deiber, sociétaire de la Comédie-Française, je me suis lié d’amitié avec Alain Feydeau (le petit-fils de l’écrivain), lequel m’a demandé en retour des leçons de chant. Une fois le texte bien mis en bouche, le phrasé donne tout : les notes sont de plus ou moins longue durée, si vous n’occupez pas la valeur de la note, votre chant sonnera sec ; un peu comme par l’archet du violoncelle, vous rendez le son intéressant, l’articulation fait partie de l’émission de la note. Maintenant les chanteurs n’articulent plus, ils traitent avec nonchalance ce qu’ils chantent. De même pour le maquillage : je vois parfois des jeunes arriver au dernier moment et l’expédier en trois coups de crayon ! Alors que je passais deux heures devant ma table de maquillage à me faire une tête, je pensais à la manière de représenter mon personnage, au point que, parfois, on ne me reconnaissait plus ! ».

Écoutez comment Robert Massard dit, exhale plutôt à mi-voix, le fameux Être ou ne pas être d’Hamlet (celui d’Ambroise Thomas) : on sent qu’avant même de songer à chanter l’air, il s’est interrogé sur la manière de dire le monologue le plus célèbre du théâtre mondial ; comment interpréter ces mots déjà portés par tant d’acteurs illustres ? Après avoir trouvé l’expression juste, contenue, vulnérable, d’une vérité poignante par rapport au sens du texte, il a mis la musique sur les mots, la conduisant de manière infiniment nuancée. Il en résulte une interprétation d’Hamlet que l’on compare aux interprétations shakespeariennes, non à une exhumation d’opéra Second Empire. Son Hérode massenetien demeure également un exemple à méditer : l’air Vision fugitive passe d’une sombre intériorité à la torture du désir inassouvi ; chaque phrase reçoit une mise en vibration de nuances subtiles afin d’épouser les mouvements de l’âme ; et dans la scène 10 de l’Acte III (Hérode-Salomé), on entend d’abord le Tétrarque autoritaire, puis les caresses de l’homme soupirant après Salomé, enfin le désir s’exacerbe et vient le coup d’éclat du changement de couleur apporté au dernier Laisse-moi t’aimer où l’on ressent pour ainsi dire physiquement combien les sens attisés ne peuvent plus se contenir… Combien d’Escamillo avons-nous entendu attaquer les Couplets du Toréador en bombant le torse…vocalement parlant ?! Or Escamillo – même si on ne saurait ignorer sa « fatuiré », mentionnée dans les didascalies – raconte, il ne claironne pas, et Robert Massard “dit” le texte avec naturel, sans sacrifier la somptuosité vocale2 . En somme, il a réalisé dans le répertoire du XIX ème siècle l’idéal cultivé par la Camerata fiorentina de la fin du XVI ème siècle puis par Monteverdi, à savoir le parlar cantando.

Par conséquent, on n’entend chez Robert Massard aucun des maniérismes que s’autorisaient encore certains chanteurs de son temps ; tout ce qu’il chante sonne juste… et nous ne parlons pas seulement de la justesse du diapason ! « Tout ce que je sais du style, je l’ai appris des chefs d’orchestre. À l’époque où j’ai été engagé à l’Opéra de Paris, il y avait là Louis Fourestier, André Cluytens, Jésus Etcheverry, Pierre Dervaux, c’est-à-dire des chefs qui connaissaient parfaitement le répertoire et les styles. Ils ne vous laissaient rien passer. On retrouve cet esprit avec un Georges Prêtre qui va vous faire entrer dans l’oreille la double croche que vous n’avez pas su donner avec exactitude ! Il y avait aussi d’excellents chefs de chant qui nous apprenaient le répertoire : le recrutement des chefs de chant à l’Opéra était très rigoureux, songez qu’on trouvait même parmi eux des compositeurs, telle Henriette Puig-Roget. Si j’ai quelque peu réussi une carrière, c’est parce que j’ai beaucoup écouté mes aînés ; j’étais docile puisque je pensais avoir beaucoup à apprendre de gens qui me transmettaient leur maturité, leur connaissance des compositeurs. Il est dommage que les jeunes, aujourd’hui, n’aient plus la possibilité d’être ainsi guidés. Ce sont des chefs comme Eugène Bigot3 et Gustave Chloez qui m’ont parlé de Massenet, un compositeur que j’affectionne particulièrement. On ne chante pas de la même façon Verdi et Massenet, Gounod, Lalo. Si vous pouvez attaquer légèrement en-dessous et modeler le son avec des ports de voix dans le répertoire italien, vous ne pouvez guère le faire en français. Ce qui ne signifie pas qu’il faille attaquer la note avec dureté, il s’agit d’avoir une émission directe ! Lorsqu’il chantait en français, Franco Corelli était moins bon qu’en italien parce qu’il amenait les sons un rien en-dessous. En revanche, Mirella Freni chantait fort bien en français, elle avait tout de suite saisi le style ».

Du fond de sa retraite paloise, Robert Massard continue de suivre la vie lyrique avec un œil et une oreille aiguisés, il aimerait ne pas donner dans le lamento du type “de mon temps, tout allait mieux”, et manifeste un accueil généreux envers ses cadets ; pourtant, il doit se résoudre à constater les maux qui gangrènent actuellement les carrières vocales, et en analyser lucidement les causes :
« On est en plein désert du chant français ! Quand j’ai débuté, il y avait dans nos distributions 90% de Français et 10% d’étrangers ; aujourd’hui, les chiffres se sont inversés. Il doit bien y avoir une raison ! À Londres, j’ai chanté Carmen, Manon Lescaut, Iphigénie en Tauride, Benvenuto Cellini : les Anglais me demandaient parce qu’ils manquaient d’artistes lyriques, aujourd’hui ils en exportent ! De même pour les Américains ! Songez que Georges Hirsch a engagé, outre moi-même, Régine Crespin, Alain Vanzo, Gabriel Bacquier, Suzanne Sarroca… Nous apprenions notre métier à l’Opéra ; les directeurs de province venaient nous entendre, et décidaient d’engager tel ou tel d’entre nous. Pour commencer à produire quelque chose de bien dans une carrière, il faut compter dix ans. Maintenant, où apprendrait-on le métier ? Je n’ai jamais vu Liebermann assister à un concours de chant de fin d’année ; il a joué la surenchère des cachets pour s’assurer les grandes vedettes… et il a fermé l’Opéra-Comique parce qu’il n’avait plus d’argent ! En 1970, j’ai participé aux dernières représentations de l’Opéra-Comique ; j’en aurais pleuré ! Et les CRS contenaient la foule qui refusait cette fermeture… Scandaleux !
On nous parle aujourd’hui d’un renouveau du chant français : ne confondons pas tout ! Les artistes les plus doués ne dureront que s’ils ne s’égarent pas en chemin et n’abordent pas des ouvrages trop lourds pour eux. Il suffit de chanter ne serait-ce qu’un dizaine de fois un ouvrage inadapté à votre voix pour que celle-ci en porte les séquelles. Le ténor qui chante Don José à 35 ans ne devra plus chanter Faust ou Roméo. Mais quand on a mal commencé… Certains m’ont dit : “Finalement, tu as eu de la chance de n’entrer dans aucun conservatoire, peut-être t’aurait-on fait plus de mal que de bien !”. Peut-être, avec l’aigu que j’avais, m’aurait-on dit :“Vous n’êtes pas baryton”. C’est d’ailleurs ce qui advint : Loiseau, le gendre d’Ibos, m’avait entendu dans le Héraut de Lohengrin à l’Opéra, et avait déposé une carte de visite à mon intention chez le concierge ; il m’invitait à venir le voir à son studio de la Salle Gaveau et m’annonçait “quelques révélations” sur ma “belle voix”. Je m’y rendis, il commença par me passer de la pommade puis, assez brutalement, me dit : “Pour moi, Monsieur, vous n’êtes pas baryton, vous êtes ténor. Vous laissez tomber les rôles de baryton pendant six mois, et alors vous verrez...”. Je lui ai répondu : “Si je comprends bien, l’alternative est la suivante : ou je réussis et votre carrière de professeur de chant en tirera profit, ou je me casse la figure et vous direz que je n’ai pas compris votre technique. Alors écoutez-moi bien : je suis venu vous voir, mais vous ne me reverrez plus !”. Il y a ainsi des bourreaux des voix qui ont exercé leurs ravages sur des artistes bien connus ».

On frémit en songeant qu’un “professeur” ait pu tenir un tel discours à Robert Massard, car si la clarté des aigus se remarque effectivement, son timbre se pare aussi de graves dramatiques, prenants, qui apportent par exemple une sombre coloration à l’air Scintille diamant de Dapertutto (dans Les Contes d’Hoffmann), ou la maturité de l’âge à son incarnation de Germont (dans La Traviata) ! En fait, par l’alliance de ces caractéristiques aux extrêmes de sa tessiture, par la souplesse animant tout son registre, Robert Massard est l’exact représentant du baryton-Verdi, un type de voix dont on exige autant de polyvalence psychologique que de ductilité musicale ; il n’est guère étonnant que notre Béarnais soit l’un des rares Français à s’être illustré de manière aussi convaincante dans les rôles de Rigoletto, de Germont, de Da Posa (Don Carlos), de Renato (Un Ballo in Maschera), sans oublier, dans le répertoire dit “vériste”, une interprétation noblement émouvante du rôle si complexe de Gérard (Andrea Chénier).

« J’entends trop souvent des chanteurs qui donnent de la voix mais négligent l’expression et la musique ; dès l’instant qu’on a du galoubet, ça passe ! Il y a pourtant une différence entre un chanteur et un artiste: si j’entends une belle voix mais à l’expression plate, je n’éprouve rien ; j’ai parfois entendu des chanteurs dont la voix n’avait pas de très grandes qualités, mais qui exprimaient, qui vivaient leurs rôles. Quand, après un Rigoletto, les gens venaient me voir et me disaient :“Vous m’avez fait pleurer”, c’était le plus grand compliment qu’ils pouvaient me faire ; ils ne disaient pas : “Vous avez bien chanté”, ils disaient : “Vous m’avez fait pleurer” ! Je crois que là réside la vérité : on représente un personnage, on chante une musique que le compositeur a voulue pour faire vivre ses protagonistes, il faut donc respecter ce qu’il a écrit, il ne s’agit pas de composer à sa place. Quand Etcheverry entendait un chanteur s’égarer, il l’interrompait et lui disait : “Ah non ! Là, ça n’y est pas ! Je vais téléphoner à Massenet”. Quand on se respecte soi-même, on respecte les autres… Prenons Hérode, par exemple : c’est un sensuel, il cherche à satisfaire son plaisir à tout prix ; il faut donc donner à la voix cette couleur chatoyante, s’appuyer sur les mots afin que la musique s’épanouisse. Quand il chante : “Salomé ! Salomé !”, si vous le dites platement, cela ne signifie plus rien ! Dans un air d’opéra, vous avez cinq, six, sept sentiments qui se succèdent et qu’il faut faire ressortir. Rigoletto commence par engueuler ces “Cortigiani, vil razza dannata”, puis tout à coup ressurgit le père suppliant. De même faut-il faire passer l’évolution d’Athanaël : au début, il brandit la religion et la pénitence, il arrache Thaïs à la luxure, puis le côté charnel prend le dessus. Un interprète doit s’imprégner du drame qu’il va jouer : quand on me proposait un rôle, j’achetais aussitôt le livret, car on lit ainsi plus vite le sujet qu’en tournant les pages d’une partition ! L’opéra, c’est aussi du théâtre ! Maria Callas a beaucoup apporté parce qu’elle était une tragédienne lyrique ; cette femme était habitée, quand elle chantait Norma, des frissons me parcouraient ! On oubliait alors ses quelques défauts vocaux. C’est la vie théâtrale qui compte ; s’il s’agit uniquement d’aligner des notes, cela ne m’intéresse pas. Il faut amener un personnage en allant le chercher au plus profond de soi, on ne peut pas construire le drame en se contentant d’effleurer les choses. Mais la sensibilité, même si elle se cultive, on l’a en soi ou on ne l’a pas, et toute l’interprétation s’en ressentira... À 20 ans, j’ai vu à Bordeaux mon premier opéra (depuis le poulailler !) : il s’agissait de Thaïs ; j’éprouvais des sensations toutes neuves, je trouvais cela magnifique, et quand a résonné la Méditation, j’ai sorti mon mouchoir et je me suis mis à pleurer ».

Aujourd’hui, Robert Massard voudrait faire partager sa passion aux jeunes artistes, mais il constate souvent avec déception que le feu sacré est devenu bien étranger aux mentalités actuelles : « Il faut être passionné pour faire ce métier. Si j’ai surmonté toutes les difficultés et maints accidents, c’est parce que je suis un passionné. Quand je dis cela aux jeunes, ils me regardent avec des yeux de merlan frit ! Si j’avais eu de l’argent, j’aurais voulu réunir une dizaine d’élèves, en mettant à leur disposition un petit orchestre et une salle. Peut-être au cours du travail y aurait-il eu un taux de déchet de 90%. Mais n’y en eût-il qu’un de valable sur dix, j’aurais atteint mon but ! Lorsque je fais des master-classes, je dis aux jeunes : “Avec votre voix, vous avez un tableau, trouvez les couleurs ! Vous n’êtes pas un chanteur, vous êtes un instrument. Ne pensez pas le chant comme une succession de notes, mais comme une phrase ; le phrasé a une importance primordiale. Il ne s’agit pas d’émettre une note puis une autre comme si vous montiez les marches d’un escalier. Il ne faut pas heurter le chant”. J’avais pour moi un legato naturel : c’est très difficile d’articuler en préservant le legato. Certains se contentent d’une émission note à note, ils articulent, mais en hachant la phrase. Même si le compositeur n’a pas indiqué de petit soufflet, on peut animer la phrase en jouant sur le son. Pour le reste, j’ai toujours été scrupuleux envers le texte, envers l’écriture du compositeur, essayant de m’approcher au plus près du style adéquat, écoutant tous les conseils des chefs d’orchestre ; je respectais exactement les rallentendo et accelerando indiqués sur la partition, à une époque où certains chanteurs faisaient encore n’importe quoi et s’autorisaient des points d’orgue partout ; c’était épouvantable ! Il faut trouver des couleurs, aussi : on ne peut pas chanter “je t’aime” avec la même couleur que “je te hais” ; il faut parvenir à donner le côté, soit lumineux, soit méchant, soit agressif, dans la voix, et donc jongler avec le son. Le conseil que je donne aux jeunes chanteurs : quand la technique est au point, la laisser un peu de côté pour rentrer dans le vif de sujet (style, legato, phrasé, couleur dramatique), et rechercher les conseils de gens qui ont chanté les mêmes rôles. Je leur dis aussi : “ne croyez pas que vous êtes des surhommes ; une voix, c’est très solide… et c’est encore plus fragile ! Quand elle est altérée, vous ne la récupérez plus ”. Je me suis arrêté à 59 ans, parce que je préférais qu’on dise “déjà !” plutôt que “encore lui !”. C’était en 1984, j’avais débuté en 1951 : trente-trois ans de scène ! Il est vrai que c’est une carrière très difficile, qui demande bien des sacrifices, ne serait-ce qu’en matière d’hygiène de vie, d’alimentation, etc.. Cela suppose beaucoup de discipline. Votre voix doit supporter les changements de climats :vous partez de Paris en hiver, et vous arrivez à Buenos Aires en été. Maintenant, les chanteurs voyagent comme des représentants de commerce : ils arrivent avec la valise et ils chantent ! Comment une voix y résisterait-elle ? Il faut aussi être armé pour supporter un milieu qui n’est guère tendre, réagir intelligemment aux cabales, se maintenir à chaque représentation au meilleur niveau...».

L’époque des Maria Callas, Tito Gobbi, Gabriel Bacquier, Robert Massard, a fort heureusement ouvert la voie à de nouvelles générations d’acteurs-chanteurs4 , mais on peut déplorer qu’aujourd’hui, des carrières d’ “hommes (ou de femmes) pressés”, pilotées par des agents avides ou des directeurs imprudents, incitent les chanteurs à mettre en danger leur plus précieux capital, à savoir leur organe vocal, d’où - à l’affiche - une succession accélérée de vedettariats éphémères… Où sont désormais ces voix solidement travaillées, à la stabilité irréprochable, qui duraient jusqu’à la soixantaine sans devenir assimilables à un tremblant d’orgue ?! Pour juger de ce que fut, de ce que devrait être, le chant français, réécoutons les trop rares témoignages discographiques gravés par Robert Massard.



Sylviane Falcinelli



1On réécoutera son incarnation inégalée d’Athanaël, virile et rayonnante d’autorité naturelle, dans la récente réédition de Thaïs sous la direction de Jésus Etcheverry (Accord 476 1422, 2 CDs).
2Cette intégrale de Carmen, avec Maria Callas et Nicolaï Gedda sous la direction de Georges Prêtre, est toujours disponible chez EMI Classics (CDS 556281 2, 2 CDs).
3Eugène Bigot (1888-1965) avait été élève au Conservatoire de Xavier Leroux et de Paul Vidal, élèves de Massenet, ainsi que d’André Gédalge qui avait exercé comme répétiteur dans la classe de Massenet. Rappelons que Paul Vidal, devenu chef d’orchestre à l’Opéra, avait notamment dirigé la création d’Ariane.
4Rappelons le génial précurseur que fut Victor Maurel (1848-1923 ; encore un baryton !), créateur de tous les derniers ouvrages de Verdi. Lire à ce sujet : Victor Maurel ou la préfiguration de l’homme de théâtre moderne, par Sylviane Falcinelli, dans L’Avant-Scène Opéra n°87/88 (Falstaff), 1986.



[ Avec l’aimable autorisation de l’Association Massenet à laquelle fut destiné cet article en octobre 2005 ]

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