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Mario Raskin, un clavecin de chair et d’influx nerveux


À l’époque où j’étais critique spécialisée dans le piano et le clavecin pour la revue PIANO-Magazine, j’avais reçu à plusieurs reprises des disques de Mario Raskin qui m’avaient enthousiasmée : Jossé Boutmy (Gand 1697- Bruxelles 1779)… avez-vous-même jamais entendu prononcer ce nom ? Et pourtant, la résurrection opérée par Mario Raskin révélait un compositeur d’esprit très libre et inventif. Mais, sous les doigts animés d’une fougueuse vitalité du claveciniste argentin, quel compositeur resterait à l’état de gisant ? D’autres surprises m’attendaient dans mon parcours de critique : les tangos d’Astor Piazzolla transcrits pour 2 clavecins par Mario Raskin et Oscar Milani, deux amis pris d’une soudaine envie de renouer avec leurs origines par cette initiative audacieuse… Vous en conviendrez, rien ne ressemble moins au son d’un bandonéon que celui d’un clavecin. Eh bien, tentez l’expérience (2 disques dont le succès ne se dément pas !), et vous en sortirez tout ébaubis et ragaillardis !

http://www.mario-raskin.com/discographie.html

Alors, quand au début de l’été, on me téléphona pour m’avertir que Mario Raskin, sur la route des festivals en Pays de Loire (à Richelieu et Montsoreau), allait s’arrrêter à Tours pour y donner un concert privé, je saisis l’occasion d’aller à sa rencontre.
La soirée avait pour cadre un de ces beaux hôtels particuliers aux salons si propices à la restauration de l’écrin acoustique dans lequel s’épanouit la pratique du clavecin aux XVIIème et XVIIIème siècles. Le programme concocté par Mario Raskin, qui y avait transporté son clavecin de Jacques Braux (un facteur du Perche décédé en 2000), couvrait les diverses écoles européennes. Claude-Bénigne Balbastre (Dijon 1724-Paris 1799) est un compositeur bien inégal et souvent terne ; pourtant, j’avais découvert qu’on pouvait lui conférer une profondeur inaccoutumée lors d’un récital de Gustav Leonhardt auquel j’assistais le 14 août 1980 en l’église de la Pietà à Venise : il avait choisi La De Caze, La D’Héricourt, La Berville et La Lugeac. Que le souvenir m’en soit resté si vif dit assez l’élévation de pensée par laquelle le maître hollandais transcendait un matériau que l’on eût cru banal !
En ce 9 juillet 2011 à Tours, Mario Raskin renouvelait le miracle sur trois des mêmes pièces (La De Caze, La D’Héricourt, La Lugeac) : grâce à son toucher dense et énergique, l’écriture de Balbastre dévoilait ses “nervures” (comme l’on dirait d’une feuille) jusque dans les parties intérieures d’un cheminement plus architecturé qu’il n’y paraît. Trois pièces de Duphly prolongeaient l’étape française avant que le concertiste n’y confronte en miroir la Suite française n°6 (en mi majeur) de J.S. Bach : la vision du clavecin français que développe Mario Raskin est si dépourvue de superficialité, de futilité, que le parallèle devenait instructif et gommait les contrastes d’écoles pour éclairer au contraire les convergences.
En seconde partie, l’interprète nous transportait sous des cieux méditerranéens, par la grâce de quelques Esercizi de Domenico Scarlatti (dont un poétique diptyque en ut et la très espagnole sonate en ré majeur K. 492) et d’une radieuse Sonate du Padre Soler, un auteur dont Mario Raskin, avec une fière envolée, aime à faire respirer les fragrances idiomatiques (le fait d’avoir eu Rafaël Puyana pour premier guide en matière de clavecin n’y est probablement pas étranger).
Quel dilemme que de souhaiter le plus large auditoire possible à de belles heures de musique, et de savoir combien des cercles restreints offrent les conditions idéales d’écoute et d’intimité avec le jeu de l’artiste !
Dans les moments précédant le concert, je pus m’entretenir avec le claveciniste et vous livre ici les échos de cette conversation décontractée.

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Conversation avec Mario Raskin (9 juillet 2011)
Le jeu de Mario Raskin projette une identité bien reconnaissable, fondée notamment sur une sonorité faite à la fois de rayonnante plénitude et d’impactante précision ; on voudrait en saisir les secrets, puisqu’ils tiennent à l’art du toucher :
« On me parle souvent du “son Raskin” : je ne m’en rends pas compte, ce doit être inné, je ne cherche pas… Évidemment, j’ai une idée sonore en tête, mais il me semble évident de jouer ainsi du clavecin. Un échange s’établit avec l’instrument ; j’explique souvent à mes élèves que nous réagissons en fonction de ce que celui-ci nous rend. Nous sommes en contact étroit avec lui, et un aller-retour résulte de la manière dont l’instrument nous restitue le son ; cet effet de réciprocité à double sens doit provoquer quelque chose que le public ressent comme particulier, différent. Mais, honnêtement, je n’en suis pas tout à fait conscient… De surcroît, on est contraint de s’adapter aux divers instruments, à différentes acoustiques, aussi : on ne joue pas de la même manière dans un salon avec un beau parquet de bois, ou dans une église où le son va rouler, ou encore dans une grange à l’acoustique plus sèche ; même les tempi changent. On s’adapte immédiatement, ce sont des automatismes, des réflexes qui se mettent en place avec l’expérience. Pour en revenir à la question du toucher, il est vrai que l’on a travaillés certains aspects techniques à un moment donné : peut-être une démarche s’est-elle alors forgée pour trouver comment faire sonner l’instrument, comment produire certaines résonances. Ces réflexions, ensuite incorporées au jeu, deviennent des réflexes automatiques, et l’on n’y pense plus. Je redécouvre ces mécanismes quand je suis obligé de les expliquer à mes élèves. Avec une de mes camarades d’études chez Scott Ross, nous disions en souriant qu’il était un très mauvais professeur mais que nous étions de très bons élèves : en effet, il était incapable de nous expliquer quoi que ce soit ; pour lui tout était naturel, évident, et il se demandait pourquoi nous ne jouions pas bien ! Était-ce pour l’embêter ? Pourquoi ne jouions-nous pas bien puisque c’était tellement facile ! Donc il se mettait au clavecin et il jouait lui-même ; il ne nous restait plus qu’à trouver la voie… Il avait déjà une sonorité qui sortait quelque peu de l’ordinaire, mais il ne pouvait pas l’expliquer. À nous d’être assez attentifs pour comprendre ce qu’il était en train de réaliser, puis de nous enfermer toute la semaine pour essayer de le reproduire ; inutile de dire qu’il fallait déjà posséder un certain bagage pour ce faire ! C’est lors de cette période d’études que le processus de recherche du toucher s’est développé, il y a donc bien longtemps. Par la suite, il s’est intégré automatiquement. »
L’émission des sons harmoniques est un des attraits les plus fabuleux du mode d’attaque du clavecin. Le toucher de l’instrumentiste doit donc contrôler, provoquer ladite émission et l’ampleur de son dégagement, ce qui n’est pas sans conséquence sur l’art de révéler une polyphonie ou les audaces harmoniques.

Le jeu de Mario Raskin frappe par sa grande personnalité rythmique, or la manière de faire attaquer le sautereau provoque autant un son qu’un impact rythmique. D’un autre côté, un jeu très caressant produit un beau legato au clavecin.
« Là encore, on s’adapte à l’instrument. On parle toujours d’instruments bien réglés, mais ce n’est pas toujours le cas. Admettons que l’instrument soit parfaitement réglé et harmonisé. Les clavecins français – et leurs copies – ont un toucher bien plus doux : pour cette raison, quand François Couperin recommande un certain toucher très léger, il conseille aussi qu’à l’intention des jeunes enfants, on emplume les clavecins très faiblement puisqu’il faut développer chez eux un toucher très doux en vue de cette caractéristique des instruments français.
Mon propre clavecin, fabriqué par Jacques Braux, suit un modèle franco-flamand, c’est-à-dire un instrument flamand du XVIIème siècle, ravalé et adapté au goût français au XVIIIème siècle. Jacques Braux a d’ailleurs probablement réalisé un condensé de plusieurs instruments l’ayant inspiré, plutôt qu’une copie exacte. Il a une attaque bien plus précise et moins facile à jouer qu’un clavecin français. C’est mon clavecin “chéri”, mais c’est un des clavecins qui me coûte le plus car il est très précis à l’attaque, ce qui est fort bien pour la musique allemande, pour le contrepoint puisqu’on distingue alors toutes les voix ; jouer sur cet instrument les
Variations Goldberg est un régal ! Mais il convient un peu moins bien à la musique française, donc il faut adapter son toucher ; cependant le résultat n’est pas inintéressant. Les clavecins français très doux sont à mon sens plus aisés à jouer, les ornements coulent beaucoup plus facilement. Sur un instrument comme le mien, au mécanisme assez accrocheur, l’attaque du doigt doit être vraiment très précise. Les comportements changent d’un instrument à l’autre... »

Pour réussir l’expérience très originale de rendre Piazzolla au clavecin, il fallait s’appuyer sur la translation rythmique des effets obtenus sur les instruments d’origine :
« Oscar Milani et moi l’avons compris en expérimentant notre première tentative. Nous avions dans les oreilles la musique de Piazzolla, le son très long et langoureux des bandonéons; nous nous sommes interrogés : “comment faire cela au clavecin ? Cela va être très compliqué à réussir”. Nous avons pris les partitions, et nous avons tout de suite compris les aspects à privilégier. Le caractère rythmique de l’instrument s’est imposé à nous, d’autant que la rythmique de la musique de Piazzolla est bien plus complexe que celle du tango traditionnel, conçue pour danser sur des 2/4. Chez lui, il y a des contrepoints, des subtilités rythmiques, et le clavecin s’est avéré parfait pour les faire ressortir. »
Cet instrument étant à cordes pincées, il évoque un parallèle avec les origines hispaniques qui interviennent dans cette culture d’immigrants en Amérique latine.
« Oui ; au premier abord, nous n’avions pas pensé à cela. Mais il est vrai que les premiers groupes de tango qui descendaient du bateau à la fin du XIXème ou au début du XXème siècles avaient surtout des guitares, flûtes et violons. Et puis, un jour, peut-être un Alsacien est-il arrivé avec son bandonéon [le bandonéon est en fait une invention allemande] et il se sera joint à d’autres. Ainsi naquit l’effectif traditionnel, au son maintenant considéré comme caractéristique du tango. Mais nous clavecinistes, nous devions compenser, et nous nous sommes creusé la tête pour trouver des solutions ; que faire quand la musique laisse s’exhaler ce son tenu du bandonéon ? Nous nous sommes inspirés de l’ornementation italienne du XVIIème siècle, avec des notes que l’on répète de plus en plus vite, des trilles… Nous avons eu recours au bagage de notre langage. Le contrepoint, en revanche, ressortait de lui-même. Le résultat a donné ce que vous connaissez, mais nous étions les premiers surpris ! »
Rythmiquement accrocheur, incisif, le style du Padre Soler dont Mario Raskin est familier, pouvait l’aider à traduire un art de danse très enlevé. Le Fandango du Padre Soler, ainsi que d’autres sonates, ne dissimulent pas l’ origine guitaristique de leur inspiration.
« Certes, l’aspect rythmique était déjà présent dans notre pratique, mais on n’avait jamais songé à l’associer à la musique du XXème siècle. De fait, toute notre expérience antérieure nous a servi pour la mettre en pratique sur cette musique de Piazzolla. Avec la volonté supplémentaire de casser l’image du clavecin, instrument d’avant la Révolution ; c’est aussi un instrument actuel qui a d’énormes possibilités, et l’on peut donc avoir une approche différente sans brusquer l’instrument, parvenir à trouver des potentialités autres avec les mêmes instruments. Mais – tout à fait entre nous – notre intention n’était pas de faire quelque chose dont on parlerait encore vingt ans après ! Pour nous, c’était une incartade, tentée pour nous amuser, pour faire plaisir aussi à une personne qui nous avait demandé un programme autour du tango, mais nous ne comptions le faire qu’une fois… »
Or, le succès du premier disque en a entraîné un second, tout aussi réussi !

La musique française, Bach, Scarlatti, le Padre Soler, tels sont les piliers du répertoire de Mario Raskin ; son cœur pencherait-il plutôt d’un côté que d’un autre ?
« Tout ce que je joue me fascine. On joue une œuvre parce qu’on est en admiration devant elle, donc je ne peux pas dire que certaines me fascinent plus que d’autres. Mon attirance va à la période comprise entre 1650 et 1750 : de nombreux créateurs européens ont vécu en même temps et donné tant de chefs-d’œuvre ! Oui, une telle conjonction dans le répertoire pour clavecin me fascine. Il y a en revanche des musiques que j’aime beaucoup entendre, dont je suis admiratif, mais que j’aurais quelque peine à jouer en public : c’est purement subjectif. L’auteur le plus impressionnant, celui que l’on passe toute sa vie à redécouvrir, c’est J.S. Bach. Il y a Bach… et les autres. Certes, Domenico Scarlatti nous lègue 555 Esercizi, ce qui laisse entendre qu’on n’en fera jamais le tour, mais il y a des pièces que l’on fréquente plus que d’autres, et vient un moment où l’on sent qu’il n’y a plus rien à en extraire de nouveau : l’interprétation qu’on a dans la tête ne bouge plus. Tandis que vous pouvez revenir systématiquement sur une œuvre de Bach que vous avez travaillée depuis longtemps, et à chaque fois l’émerveillement revient. Mauricio Kagel a dit : « Peut-être tous les musiciens ne croient-ils pas en Dieu, mais tous croient en Bach ».
La musique de Bach va au-delà de l’instrument clavecin, de par sa conception. Quand j’écoute par exemple ma partenaire violoniste Sharman Plesner jouer la
Chaconne, je suis à chaque fois ému, épris de cette musique ! Si vous regardez objectivement un violon, ce n’est qu’une petite boîte en bois avec quatre petits fils en fer [ou en boyau] tendus dessus. Comment peut-on imaginer autant d’idées pour faire sonner ce petit violon comme il le fait dans la Chaconne ? Et que dire, au clavecin, des Variations Goldberg : vous entrez pendant une heure et quart dans un autre monde, qui vous transporte complètement ailleurs, puis vous atterrissez doucement au retour de l’Aria. Pouvoir vivre une telle expérience demeure unique, extraordinaire. »
Lui qui a révélé un compositeur totalement oublié – et pourtant si séduisant – en la personne de Boutmy, nous réserve-t-il d’autres résurrections du même ordre ?
« Parmi les compositeurs français, certains ont été relégués, parfois un peu plus justement que d’autres, mais on en trouverait encore qui soient dignes d’être ressuscités. Cependant, mon prochain projet concerne Scarlatti, que je voudrais enregistrer sur des clavecins napolitains du XVIIème siècle. J’étais récemment en Italie pour jouer ces instruments, et c’est une expérience très curieuse, car ce sont des clavecins un peu antérieurs à la période créatrice du musicien, à l’exception d’un clavecin qui a été transformé en pianoforte en 1735, donc du vivant de Domenico Scarlatti. »



Sylviane Falcinelli

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