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Chemin faisant
ou mon herbier de sensations musicales




Frédéric Vaysse-Knitter répétant Debussy
© Photo Sylviane Falcinelli


Souvenez-vous, chers lecteurs, lors de ma visite à Musicora j’enchaînais un épisode debussyste par Frédéric Vaysse-Knitter et un concert Kryštof Mařatka. Le hasard du calendrier estival me conduisit à reproduire la même séquence, mais à plus vaste proportion ! On lira par ailleurs l’hommage du Festival de Prades au compositeur tchèque, et je m’attarderai ici sur le récital, émotionnellement très intense, donné par le pianiste franco-polonais lors du Festival Toulouse d’été (25 juillet 2012). S’y trouvaient confirmés tous les accomplissements que nous relevions ces derniers temps, preuve d’un cheminement de vie avec les oeuvres qui prend appui sur la récollection des expériences intériorisées pour en repousser inlassablement les limites.

Fidèle à ce don que nous remarquions depuis plusieurs années, Frédéric Vaysse-Knitter, en concertiste-né, empoignait dès les premières mesures le public emplissant le magnifique cloître des Jacobins: s’il n’est pas rare d’entendre des artistes (même fort illustres) avoir besoin de quelques minutes pour se "chauffer" ou pour greffer le contact avec les auditeurs, on lui reconnaît cette précieuse faculté de s’investir d’emblée au plus profond de l’atmosphère à créer, donc d’emporter immédiatement l’auditeur sur le terrain où il veut se (et le) situer. Beethoven, Chopin, Szymanowski, Ravel, se succédaient au programme, mais on veut ici concentrer le propos sur deux compositeurs : Liszt et Debussy.

Depuis d’inoubliables Funérailles, on sait quel esprit visionnaire transporte Frédéric Vaysse-Knitter au cœur des fresques d’inspiration historico-mystique de Liszt (car l’ardent mysticisme colore toute évocation, chez le maître hongrois, qu’elle soit d’origine littéraire ou autre). On voit donc très clairement se dessiner d’étroites affinités unissant le pianiste à la veine la plus authentiquement suggestive de Liszt (souvenons-nous aussi de Après une lecture du Dante, à Lavaur).
Son interprétation de la Légende de Saint-François de Paule marchant sur les flots s’élevait à une grandeur de cet ordre et l’oraison soulevait les vagues du tableau romantique. Frédéric Vaysse-Knitter rejoignait le point de vue de Jean-Frédéric Neuburger (lire Tempus Perfectum n°8) sur la nécessité de faire sonner les octaves redoublées du début en timbrant également les trois plans, à l’instar d’une registration d’orgue, et de fait, sous les voûtes gothiques de la salle capitulaire, c’est l’ample souffle de l’intrument à tuyaux qui semblait animer le piano.
Quant à l’Orage (des Années de Pèlerinage), il grondait en effet, amplifié par la réverbération du lieu.

Mais avant ces fracas estivaux avaient résonné les reflets d’autres saisons tamisées sous la lumière debussyste : Des pas sur la neige s’avançaient dans un murmure de désolation poignante, Ce qu’a vu le vent d’ouest charriait d’inquiétants présages. Entendit-on jamais Cathédrale plus engloutie dans l’abyssale pénombre du mystère ?

Car c’est à une communion intime entre le pianiste et Debussy que nous sommes conviés : il nous semble surprendre – oreilles indiscrètes – un échange de confidences autour des secrets les plus enfouis de l’un et de l’autre. Rien de fantomatique, cependant, dans cette intériorité sondant d’insaisissables replis, mais au contraire un sens du timbre riche et diffusant de chaudes couleurs pour ombrer le mystère.

Chacune des expériences debussystes partagées avec Frédéric Vaysse-Knitter nous apprend quelque chose sur cette musique mille fois entendue et nous interpelle sur ses tréfonds : un interprète déterminant élève sa voix pour renouveler encore la compréhension de cet univers inépuisable.

Et Debussy s’infiltrait avec ses Poissons d’or parmi des bis chopiniens (la première Ballade et le Nocturne en ut mineur op. 48 n°1) au sens amoureusement contemplé.






Jean-Frédéric Neuburger sur trois tableaux



Temple tourangeau du piano et de la musique de chambre, la Grange de Meslay se cherche un nouveau souffle pour renouveler son public. On pourrait reprocher à la programmation de rarement s’aventurer vers l’époque présente (par peur de faire fuir ses habitués ? Mais ceux-ci se raréfient de toute façon), et on accueillit avec d’autant plus d’enthousiasme le concert proposé par Jean-Frédéric Neuburger (sous la double casquette d’interprète et de compositeur) et Bertrand Chamayou (24 juin 2012).

En guise d’entrée en matière, les deux pianistes nous offraient l’admirable partition tardive de Debussy : En blanc et noir. S’y révélait l’intelligence profonde des artistes qui réussissaient à harmoniser subtilement leurs sonorités que l’on sait par ailleurs si divergentes lorsqu’ils évoluent en soliste : Neuburger attaque le granit avec une puissance démiurgique et projette ses accents tel un lanceur de javelot, tandis que Bertrand Chamayou cultive la virtuosité cristalline. Mais ce matin-là, une même finesse rejaillissait d’un clavier à l’autre, prouvant l’oreille aiguisée et la réponse immédiate des deux partenaires.

Cette harmonieuse fusion allait perdurer dans les deux œuvres phares du programme, où les rejoignaient les excellents percussionnistes Emmanuel Curt et Daniel Ciampolini. La Sinfonia pour deux pianos et percussions de Neuburger présente d’exigeantes parties de clavier (normal ! Neuburger est de la race de ces grands virtuoses-compositeurs qui écrivent pour eux-mêmes, donc sans limitation de moyens), développant un vaste espace dans lequel s’immiscent par familles les percussions. L’écriture laisse une large place à l’expression soliste de chacun des protagonistes, renouvelant sans cesse le bonheur de l’écoute à travers une vaste forme où un matériau de base bien identifiable revêt des atours rythmiques et timbriques l’aidant à circuler en de multiples méandres.

Le même discernement dans la fluidité du passage d’une partie à l’autre distinguait leur interprétation de la Sonate pour deux pianos et percussions de Bartók, traitée sans la massivité qui peut parfois noyer le foisonnement de touches dynamiques et rythmiques composant l’édifice. Le couplage des deux partitions devenant une évidence, et la cohérence de l’interprétation se montrant à la hauteur des défis compositionnels, on augure à ce programme déjà bien rôdé un fructueux avenir.



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Coup d’essai, coup de maître pour la première manifestation qu’organisait la jeune pianiste et musicologue Virginie Dejos dans le cadre de l’ "École Doctorale 5 – Observatoire musical français" sous l’égide de la Sorbonne (25 juin 2012, Maison de la Recherche), avec pour thème : « Analyse et interprétation des œuvres pour piano ». Faut-il qu’une musicienne prenne les choses en mains pour qu’enfin, un colloque universitaire échappe au ronronnement d’auto-satisfaction nombriliste et au traitement désquamant de l’art qui caractérisent en général ce genre de réunions voué à l’étiolement ? Le souffle de la musique animait d’un bout à l’autre cette journée placée sous le parrainage de Danielle Cohen-Levinas qui, dans son discours d’ouverture, faisait vivre la fécondation mutuelle de l’approche analytique et de l’interprétation en des termes où je pouvais reconnaître ma propre règle de vie. Virginie Dejos avait réuni un casting de rêve pour animer sa journée : Michaël Levinas, Jean-Frédéric Neuburger, Mûza Rubackyté, Bruno Moysan, François Meïmoun, la jeune doctorante elle-même, se succédaient à l’estrade, et surtout au piano aimablement prêté par Yamaha.
Toujours prompt à nous élever vers les plus hautes sphères de l’analyse, Michaël Levinas improvisait un éclairant développement sur « son et timbre » dans les Sonates de Beethoven (dont il a gravé l’une des plus magistrales intégrales disponibles sur le marché), et spécialement dans la « Waldstein », puis il bifurquait vers le « phénomène résonnant » de l’instrument (on connaît son concept de « piano-espace ») envisagé à travers ses propres Études. L’envergure de pensée que déploie le compositeur-interprète-analyste, son auscultation du son intrinsèquement liée à la structuration de l’interprétation, nous emmènent si loin dans la compréhension musicale que l’on voudrait ne jamais cesser de l’écouter.
Liszt prenait ensuite possession du débat : Bruno Moysan, ce farfadet incontrôlable dont notre profession a tant besoin, revisitait l’architecture si complexe de la Sonate en si mineur et de Après une lecture du Dante à la lumière des schémas utilisés par le même Liszt dans ses fantaisies et paraphrases d’opéras. Mûza Rubackyté lui répondait par une interprétation plus imprégnée de la suggestion littéraire dans Après une lecture du Dante qu’elle jouait en soulignant ses effets à l’appui de sa démonstration. Virginie Dejos s’attachait à l’analyse de la 5ème Sonate de Scriabine, un compositeur dont elle a fait le sujet de sa thèse de Doctorat, mais aussi de son parcours concertistique et discographique. François Meïmoun, compositeur et analyste de ses grands aînés, s’engageait dans un discours plus théorique sur la Première Sonate pour piano de Pierre Boulez.
Mais le demi-queue Yamaha, presque sur-dimensionné pour une salle de classe, s’attendait-il aux cataractes de silex sonores qu’allait lui faire projeter le cadet des intervenants, éternel prodige, éternel extra-terrestre : Jean-Frédéric Neuburger. Jeune homme lunaire rendu plutôt maladroit par la pudeur pour exposer la structure de ses deux pièces pour piano, il devenait littéralement possédé par une irrépressible rage de vaincre pour accomplir ce qui demeure un exploit technique : jouer en une même après-midi Maldoror et Vitrail à l’homme sans yeux, deux compositions certes très différentes mais réunies par une obsession des registres extrêmes du piano, où déferle une violence hallucinée qui semble embraser la concentration d’énergie irradiant de l’artiste.
Et je restai abasourdie de sa conclusion toute simple à l’issue de son marathon instrumental : « C’est finalement très chopinien, tout cela ». Certes, il voulait dire que sa technique de clavier, jusque dans ses compositions encore imprégnées de l’héritage des sériels ou de Stockhausen, se réfère aux fondamentaux du pianisme de Chopin, mais tout de même, ce n’est pas le critère primordial auquel l’esprit aurait d’emblée raccordé ce que l’on venait d’entendre !

En somme, ouverte par un génie du spectre sonore (M. Levinas), la journée se concluait par un génie de la transe sonore (J.Fr. Neuburger).



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Auparavant (1er juin 2012), Jean-Frédéric Neuburger était apparu en soliste de la création mondiale du concerto pour piano, orchestre et électronique en temps réel de Philippe Manoury : Echo-Daimónon, donné Salle Pleyel avec l’Orchestre de Paris dirigé par Ingo Metzmacher dans le cadre du Festival Manifeste de l’IRCAM. Pourquoi un tel titre ? Car le piano présent sur la scène est cerné par « quatre pianos-fantômes » répercutés au moyen du dispositif électro-acoustique. Peut-être sourcillera-t-on devant la reproduction sonore pas assez surréaliste des pianos enregistrés (à partir d’une banque de données sur clavier MIDI), ce qui ôtait un peu de la dimension fantasmagorique recherchée par le compositeur et de la différenciation souhaitable avec le protagoniste "réel". Quant au rapport acoustique avec l’orchestre, il demande à être encore affiné, et il se murmure que Philippe Manoury songerait à alléger quelque peu son orchestration par endroits. Toujours est-il que l’œuvre pianistique de Manoury rencontre l’identité instrumentale avec une envergure de pensée qui s’appuie sur une attitude respectueuse envers les canons légués par les maîtres romantiques et post-romantiques, et sur une excellente pratique personnelle du piano : il a d’ailleurs composé au clavier son concerto, et aime exploiter toute la palette résonnante qui captive son oreille.
On saluera la visite de l’un des plus grands chefs de musique contemporaine à Paris, où l’on souhaite le revoir souvent, et les lectures savamment dosées d’Atmosphères et Lontano de Ligeti, ainsi qu’un Adagio de la 10ème de Mahler arraché aux tripes des musiciens, confirmaient tout le bienfait qu’Ingo Metzmacher peut apporter aux phalanges qu’il dirige.







À évoquer le traitement d’un instrument avec ses "doubles" électroniques en temps réel et la sphère poétique qui découle de telles extensions, me revient en mémoire l’une des créations les plus accomplies que j’aie entendues la saison dernière : il s’agissait de la huitième des Traces de Martín Matalon, donnée dans le cadre des Multiphonies du GRM à la Maison de Radio France (5 mai 2012). On sait comment le compositeur argentin, Trace après Trace, explore la relation de spatialisation et d’embrassement entre un seul instrument et le décuplement offert à l’imagination par l’électronique : vents, marimba, voix de soprano, et parmi les cordes, violoncelle puis alto, avaient déjà connu ce traitement. Abordant enfin le violon, Matalon ne bridait aucunement l’épanouissement de l’expression constitutive – historique, pourrait-on dire – de l’instrument, et donnait un sens différent à la gradation de ses voix intimes par l’usage de plusieurs variétés de sourdines, lesquelles étouffaient plus ou moins la vibration avant de laisser l’expansion du son le plus lyrique gagner l’air libre. Le champ spatial développé autour du violon (admirablement joué par la Kazakh Aisha Obrazbayeva) obéissait à des logiques de dévoilement du timbre ou d’enrobement, de distension des registres ou d’éloignement interstellaire, il frôlait l’engloutissement de la soliste dans des cratères de sons ou la caressait ténuement, mais toujours avec une limpidité dans les articulations structurelles et la gestion du temps qui conférait à la progression générale de l’œuvre une coulée naturelle comblant les attentes de l’oreille la plus exigeante. On note dans la belle maturité de Martín Matalon une efflorescence renouvelant son inspiration avec homogénéité par rapport aux préoccupations continûment cultivées dans le même sillon, mais aussi une fluidité d’invention en plein essor dans la mise en œuvre des moyens assortis à l’aérienne liberté de la pensée.







Et puisque nous en sommes à un regard rétrospectif sur les meilleurs souvenirs de musique contemporaine de la saison écoulée, retenons qu’à fureter en marge des incontournables carrefours de la création, on trouve de bien séduisants concerts là on ne s’y attendrait pas forcément.

Philippe Hurel au Festival "Messiaen au Pays de la Meije" 2010
© Photo Sylviane Falcinelli


Ainsi de celui organisé à leurs frais par deux jeunes japonaises s’étant rencontrées au cours de leurs études au CNSM de Paris en 2008 : un joli nom floral – Duo l’Iris – recouvre l’association d’une percussionniste (Akino Kamiya) et d’une pianiste (Yoko Kojiri). En l’Église Saint-Merry, le 27 avril 2012, elles offraient un concert monographique Philippe Hurel. Cette musique a bénéficié des ensembles les plus prestigieux, de l’Intercontemporain à Court-circuit (fondé par Hurel lui-même), et pourtant, entendit-on jamais plus de fraîcheur et de saine vitalité dans la manière de s’emparer d’œuvres pourtant difficiles d’exécution ! Le compositeur, lors de premiers contacts, fut conquis au point de venir les diriger en personne dans les deux œuvres requérant un effectif plus fourni. Ce concert s’est gravé en ma mémoire pour avoir apporté une confirmation à un processus historique que je pressentais : Tombeau in memoriam Gérard Grisey (pour piano et percussion), Loops IV (solo de marimba), ... à mesure (pour six instrumentistes), Interstices (pour piano solo et trio de percussionnistes), ont beaucoup tourné, accédant à une place indéniable au répertoire ; la facture suprêmement élaborée de l’écriture alliée à une retentissante individualité stylistique m’a toujours paru désigner Hurel au premier rang des "classiques" de sa génération. Ainsi la musique d’un homme né au milieu du XXème siècle (1955) résonnait-elle avec le ton d’évidence qui distingue les jalons universels, en passant aux mains d’une génération entièrement ancrée dans le XXIème siècle. Ces jeunes filles et leurs camarades dominaient les difficultés avec tonicité, trouvant la voie de la juste formulation de cette musique aussi spontanément que s’il s’était agi de quelque Beethoven.
Les richesses fusant d’un arc de treize années parmi la production hurelienne nous procurèrent un constant régal où l’esprit ripaillait d’accomplissements euphorisants.







Un brévissime festival d’art vocal (deux jours !) se tient à Loches (Touraine) et l’on entendit un concert d’une rare perfection dans la splendide collégiale romane Saint-Ours (8 juillet 2012). L’ensemble Sequenza 9.3 (douze voix solistes) dirigé par Catherine Simonpietri proposait un très complet panorama couvrant un siècle, de 1920 à nos jours. Quelle bonne idée de rappeler la délicatesse d’écriture de l’Anglais Herbert Howells (trop méconnu de ce côté-ci de la Manche) par un Sing Lullaby de la plus exquise sensibilité ! L’Hymn to the virgin de Benjamin Britten, par comparaison, semblait en retrait puisqu’il se veut compatible avec un contexte liturgique, à l’instar des Quatre Motets de Maurice Duruflé. Mais quelle heureuse expérience d’entendre le mémorable O sacrum convivium d’Olivier Messiaen par un ensemble réduit ! Quelle perfection dans l’intonation et l’émission vocale de chacun, aussi, pour que la riche étoffe harmonique de Messiaen ne pâtisse pas, mais au contraire ressorte mieux délinée, de cette concentration sur les fluctuations individuelles ! On devait un des temps forts du programme à Maurice Ohana (1914-1992) dont Le tombeau de Louise Labé nous remémore tout ce que l’indépendance de caractère du grand disparu aura infusé de liberté inventive à une époque déchirée par des guerres dogmatiques qui, vues avec le recul du temps, se résument au rigide affrontement de deux académismes aussi outranciers l’un que l’autre malgré leurs prétentions adverses. La musique d’Ohana fait résonner un langage insolite et inclassable, et cette brise rafraîchit notre perception musicale. L’autre temps fort était une création mondiale : le Grand Pater Noster à huit voix mixtes de Christophe Looten (né en 1958), un compositeur régulièrement joué en Allemagne et Autriche mais (comme de bien entendu !!!) moins présent sur les affiches françaises. Poursuivant avec assiduité une investigation des grands textes religieux, il y applique un art polyphonique puissamment ancré dans la modernité tout en adressant des messages subliminaux à l’histoire du genre (de Bach à Britten en passant par la polyphonie de la Renaissance).
Son collègue Patrick Burgan nous avait déjà donné en 2005 de polyglottes Nativités à 24 voix mixtes (latin, italien, espagnol, anglais, français, allemand) ; Christophe Looten étendait l’universalité en mêlant au latin le grec, le japonais, le swahili et le maori. Armé d’une confondante maîtrise de ses outils (que l’on peut admirer, par exemple, à la plus vaste échelle de la Bonner Messe pour grand chœur, 4 solistes, orchestre et orgue), il sculpte une rhétorique de la verticalité et de l’horizontalité coordonnées par les repères de sa modalité bien particulière, et l’on invite les oreilles des auditeurs à suivre tous les niveaux de la structuration du discours : elles ne trouveront pas de faille ; elles ne seront pas pour autant arrêtées par quelque systématisme d’écriture car la foi sincère du compositeur transcende la technique mise en œuvre. Son geste oratoire recourt à des mouvements de corolle s’ouvrant au carrefour des rencontres entre les voix pour diffuser à certains moments-clés une lumière céleste sans interrompre pour autant un cheminement souplement délié sur le long cours. Félicitons l’ensemble Sequenza 9.3 d’avoir assimilé avec tant d'aisance la densité de cette écriture.
Le Sanctus pour douze voix mixtes de Thierry Escaich, enchaîné au Choral Nun komm, der heiden Heiland de J.S. Bach, ne manquait pas d’idées intéressantes mais peinait à décoller et péchait par quelques relâchements dans la structure.

La deuxième partie de l’après-midi nous enchantait par la grâce de sept jeunes femmes venues de Riga : les Latvian voices. Se mouvant de la Renaissance anglaise au folklore letton si coloré d’âpretés rustiques (les arrangements ont été réalisés par leur premier soprano), elles se meuvent aussi... sur le plateau : ces chanteuses aux voix pures comme un ruisseau nordique interprètent la musique sans partition, et mettent en scène les répliques des morceaux choisis. Il en résulte un indéniable attrait visuel, et leur sens du spectacle pimenté d’humour opère délicieusement sur le public. La réputation des chœurs issus des pays baltes n’est plus à vanter, cet ensemble atypique y ajoute une note d’originalité.







La musique chorale contemporaine se porte bien, et je ne voudrais pas terminer cette chronique sans revenir sur une œuvre majeure de Philippe Hersant qu’avaient redonnée le 25 avril dernier le Chœur de Radio France et les trombonistes de l’Orchestre Philharmonique sous la direction de Stefan Parkman (en la basilique de Sainte-Clotilde à Paris) : Paysage avec Argonautes pour chœur mixte, alto solo, récitant, et deux quatuors de trombones, composée en 1991, révisée en 1994.
À ceux qui classent ce compositeur (méfions-nous des classifications hâtives !) parmi les esthétiques plus traditionnelles, on conseille vivement l’étude de cette vaste partition, admirable d’élaboration structurelle dans l’arche si vaste qui s’achève par un éloignement éthéré après avoir vogué sur une houle de haute mer. Offrir un contrepoint musical au texte touffu de Heiner Müller n’allait pas de soi, même si Hersant trouve toujours la meilleure inspiration chez les auteurs allemands, et aux blocs de mots violemment morbides jetant une rage pessimiste à la figure des spectateurs (la première mouture de la musique accompagna un spectacle monté au Festival d’Avignon), Hersant a opposé un langage étoffé, luxuriant dans ses contrepoints, mais d’un déroulement limpide, comme s’il prenait du recul par rapport aux métaphores actualisées du texte (il en isole quelques phrases lancées par le récitant, difficiles cependant à faire entendre dans la masse) pour en dégager la valeur symbolique à l’instar du mythe grec qui s’enrichit au fil des traditions mais ne laissa dans l’imaginaire collectif que quelques archétypes immortels.
Des relations innovantes de la musique au texte retiennent périodiquement l’attention de Philippe Hersant puisque cette année, il participait aux festivités rousseauistes de la Région Rhône-Alpes par un spectacle original unissant les arts et donné, entre autres salles, au Théâtre de la Croix-Rousse de Lyon (8 février 2012) : Rêveries. Une succession de vignettes à partir d’extraits des Rêveries du promeneur solitaire (qui, soit dit en passant, ne donnent pas une image très édifiante de Jean-Jacques Rousseau) dits par le comédien Marc Berman dans une mise en scène de Jean Lacornerie, s’accompagnait de compositions graphiques sur les écorces des arbres réalisées en direct par le plasticien Lionel Guibout, et d’un contrepoint musical créé par Philippe Hersant. Celui-ci n’en a pas moins puisé à l’un de ses poètes favoris, Hölderlin – lequel a écrit de vibrants hommages à Rousseau –, pour jeter en travers des naïves phrases du Genevois des vers d’une incomparablement plus belle portée philosophique. Les Solistes de Lyon et quelques instrumentistes dirigés par Bernard Tétu portaient avec délicatesse ce message musical, partagé avec Wilhem Latchoumia qui, d’un toucher raffiné, ciselait le mélange de méditation et de sensualité dont Philippe Hersant sait si bien investir le piano.

À vous, lecteurs qui voudrez suivre ces compositeurs ayant illuminé mon année (et tant d’années précédentes !), je donne rendez-vous pour de futures créations dont ces pages se feront l’écho.

Sylviane Falcinelli











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