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Vendanges musicales à Wissembourg


À la frontière franco-allemande, parmi les vignobles alsaciens, croît un festival de musique de chambre aussi ouvert sur le monde musical extérieur que replié à l’abri des regards médiatiques. Écoutez les annonces vous vantant les rendez-vous incontournables de la musique chambriste au cours de la saison des festivals, vous vous apercevrez que les lieux évoqués sont tous concentrés dans le Sud (est et ouest) de la France : goût immodéré des critiques pour le soleil provençal ou basque, snobisme voulant que, hors des villégiatures "chic" de la zone sud, rien de mondain ne vaille ? Toujours est-il que l’esprit curieux découvre, dans la ravissante petite ville de Wissembourg, une programmation parmi les plus complètes et les plus structurées qui puissent combler les amoureux du piano et des instruments à cordes. Le fondateur, Hubert Wendel, est un organiste qui fulmine contre l’étroitesse d’esprit de ses collègues et préfère explorer le vaste champ de la musique hors des tuyaux (un specimen aussi rare est à placer d’urgence sous la protection du WWF ! On craindrait trop d’en voir disparaître l’espèce sous les coups des fanatiques exclusifs du Nazard !). Cet homme, qui ne recule devant rien, imagina de créer tout seul son propre festival afin de faire venir en France un artiste roumain méconnu pour lequel il professait une admiration convaincue : ledit artiste se trouva bloqué aux U.S.A. par des questions de visa, ne put jamais venir, mais le festival naquit et se développa autour de jeunes artistes ! N’imaginez point que tout s’épanouit comme par enchantement : les fidèles de la première heure vous raconteront que certaines soirées des premières années se déroulaient devant des auditoires de cinquante, voire treize auditeurs ! Mais la ténacité d’Hubert Wendel finit par payer : la conquête progressive d’un public se fit par cercles concentriques, bénéficiant notamment de la vague des mélomanes allemands (dans la nef des concerts comme dans les rues de la ville, on entend pour moitié – au moins ! – parler allemand). En cette année 2011, septième édition du festival, on atteignait le chiffre de dix-huit concerts au rythme d’un par soir : autant dire un défi... aujourd’hui couronné de succès !
Le vaisseau très carré de l’église romane Saint-Jean, réaménagée pour le culte protestant, peut recevoir 450 spectateurs, or l’on vit presque chaque soir quelque 350 ou 400 personnes s’y presser. Si de fins entrelacs de voûtes ornent la nef latérale, un manque de moyens financiers fit que la large nef centrale ne connut d’autre couronnement qu’un plafond de bois lambrissé, la transformant du coup en une salle de concert très convenable.
La municipalité accorde une importante aide budgétaire, rejointe par les autres instances publiques, diverses entreprises apportent un mécénat substantiel, parrainant chacune un concert en particulier, et l’organisateur peut ainsi compter sur un budget constant pour accompagner la progression de ses initiatives.

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Hubert Wendel décide seul de sa programmation (sans faux pas !), avide de découvertes et ouvert aux suggestions d’amis avisés. Le "menu" associe des artistes fidélisés depuis les premières années (Nicolas Stavy, Finghin Collins, Marc Coppey) à une savante rotation de nouveaux venus s’agrégeant à ce vivier en pleine expansion. Les pianistes et les quatuors à cordes demeurent les piliers du très large répertoire présenté ici, mais des formations intermédiaires ou agrandies naissent des collaborations nouées au gré des rencontres artistiques que l’esprit convivial du lieu favorise. Cette convivialité englobe les bénévoles qui secondent Hubert Wendel pour l’intendance, et jusqu’au photographe attitré du festival, André Georges (un ancien des Dernières Nouvelles d’Alsace), qui a spontanément décidé d’offrir à notre site une de ses photos (voir au concert de Nicolas Stavy) : qu’il en soit ici remercié. Les musiciens et festivaliers habitués vivent quasiment en autarcie dans un périmètre circonscrit : des complicités inattendues s’esquissent donc, débouchant sur quelques opportunités d’expériences nouvelles et fécondes.

Indépendant de tout circuit commercial ou "lobby" musical, Hubert Wendel conçoit un parcours nourri du grand répertoire des siècles antérieurs, mais en s’aventurant sur des sentiers inusités à travers l’œuvre de créateurs que l’on croyait connaître, alors qu’en réalité leur musique de chambre est relativement ignorée (Richard Strauss, R. Glière, E. Elgar, K. Szymanowski, J. Suk, L. Janácˇek...). Autant dire qu’à Wissembourg, si l’on révise ses classiques, on est aussi invité à élargir sa culture, ce qui constituerait déjà une raison valable de venir se ressourcer en ce lieu ! La seule audace à laquelle Hubert Wendel se refuse, concerne la musique contemporaine, à peine abordée ici, mais il est vrai qu’il fut suffisamment difficile de fédérer un public en expansion autour de compositeurs pourtant renommés, et que des mélomanes novices s’avouent encore déconcertés par des dissonances remontant au début du XXème siècle. Alors, laissons l’acclimatation de l’oreille s’effectuer à son rythme..."pédagogique".

Il me fut donné de suivre une douzaine de concerts de l’édition 2011, dont je trace ici le "journal".
Les éminents pianistes se prêtent tous à des programmations multiformes : récitalistes d’un soir, ils font par ailleurs profiter divers effectifs chambristes de l’apport incontestable de leur "patte". Ainsi, le premier récitaliste que j’entendis, Peter Laul, venait l’avant-veille de donner l’intégrale des Sonates pour violoncelle et piano de Beethoven avec son partenaire favori, Marc Coppey. Il ouvrit son programme du 29 août par un Schubert sublime : la Sonate en sol majeur D. 894 requiert un art de gérer les oppositions pour mettre en scène les durées, tantôt extatiques, tantôt énergiques, et peu d’artistes surmontent cette épreuve. L’immense Molto moderato e cantabile nous transportait hors du temps par des pianissimi contemplatifs et une poésie de l’immatériel. Les accents de pessimisme, les nuées dramatiques ne compromettaient jamais cet équilibre de l’extase, pas plus dans l’Andante que dans le mouvement initial, et la Sonate s’acheminait vers l’allégresse des deux derniers mouvements comme la sortie d’un rêve nous ramenant vers des paysages verdoyants. En donnant quatorze des Valses de Chopin après l’entracte, Peter Laul voulait jouer le contraste absolu. Le Petersbourgeois y étalait une étourdissante démonstration de virtuosité sur le plan de l’articulation digitale, mais où étaient la vulnérabilité de Chopin, l’élan nostalgique du Polonais vers sa patrie martyrisée... précisément par les Russes ? Le brio ravageur par lequel Peter Laul emportait ces pièces raffinées dans un tourbillon, tenait d’un assaut de l’armée tsariste contre Varsovie (l’écrasement des insurgés polonais en 1831, n’est-ce pas !... Mais l’Armée Rouge réédita les mêmes offensives en 1920, échouant cette fois), propension que l’on remarque assez souvent chez les pianistes russes, tentés de jouer Chopin tout en puissance. D’ailleurs, le fait d’enchaîner les quatorze miniatures sans une minute de respiration, égarerait à penser une telle guirlande comme une suite, alors que les cahiers successifs publiés par Chopin ne dépassent jamais trois Valses. En bis, Peter Laul déclinait encore le genre de la Valse, mais à la russe : trois pièces de Tchaïkovsky, Scriabine et Chostakovitch nous éloignaient pas à pas, et malicieusement, des cadres bienséants pour finir dans l’humour décalé.



Finghin Collins, l’elfe des nuits d’été wissembourgeoises

Le 30 août voyait l’entrée en scène du "chouchou" des festivaliers, le pianiste irlandais Finghin Collins (lire l’entretien), d’abord en formation de chambre avec la violoniste russe Liana Gourdjia, l’altiste Arnaud Thorette et le violoncelliste Marc Coppey.
Dès les premières mesures, Finghin Collins lançait le Quartettsatz de Mahler depuis des profondeurs mystérieuses d’où allait s’élever le puissant crescendo savamment architecturé de ce mouvement isolé, composé par un étudiant de seize ans. L’interprétation du Quatuor op. 47 de Schumann nous élevait à des sommets de vitalité passionnée, de fraîcheur spontanée, d’élan semblant naître d’une inspiration de l’instant, mais fruits d’un travail profondément maîtrisé. L’engagement intense et l’expérience des quatre musiciens démentaient le constat trop souvent vérifié, à savoir que l’addition occasionnelle de plusieurs solistes réputés n’a jamais remplacé l’harmonie profonde d’un ensemble constitué : ce soir-là, la perfection de l’homogénéité n’avait d’égale que la chaleureuse exaltation des vertus romantiques. Le contrebassiste Thomas Kaufman (issu de l’Orchestre Philharmonique de Strasbourg) les rejoignait pour le Quintette "La Truite" de Schubert. Les répliques, animées par la vivacité des couleurs, fusaient d’un partenaire à l’autre. Chacun de ces "cordistes" apportait la richesse sonore résultant de sa domination de l’instrument, Finghin Collins y ajoutait la palette infiniment délicate de son toucher protéiforme, et l’ensemble se fondait dans un creuset bouillonnant de vie qui transporta l’auditoire.

Le récital de Finghin Collins (31 août) confirma l’art exceptionnel qu’a le pianiste de trouver instantanément le toucher adéquat à chaque musique, de se glisser sans aucune hésitation dans l’identité sonore de chaque compositeur.
Du beau Steinway loué pour la durée du Festival, nous entendîmes sortir trois pianos différents au cours de la soirée : la clarté du Hammerklavier viennois pour la Sonate n°18 (op. 31 n°3) de Beethoven, encore investie de la jeunesse "déboutonnée" du compositeur, les ocres chaudement dramatiques du Schumann tardif (Phantasiestücke op.111), la transparence lumineuse et les diaprures impressionnistes de Debussy.
Observez l’élasticité des attaques du jeune artiste (le mot "attaque" sonne d’ailleurs déplacé, car jamais il n’agresse le clavier), dosées avec la rapidité de l’éclair par ses doigts longs et puissants. Sa faculté de timbrer avec présence les pianissimi les plus lointains confère une beauté transcendante à la douceur des pages les plus intériorisées ; le rebond des phrasés captive par une éloquence ô combien dynamique.
Cet irrésistible rebond mit tout le sel dans le Scherzo et le Presto con fuoco endiablé de la Sonate n°18 de Beethoven que l’on réécouterait toute une vie, au rythme nourri de sève juvénile qu’y instillait Finghin Collins.
Ses enregistrements (Claves) de Schumann ont fait date, et son art de la brièveté le rend particulièrement apte à communiquer profondément les climats intenses créés par Schumann dans ses miniatures si caractérisées : l’op.111 appartient déjà au crépuscule du compositeur, et les sombres couleurs que Finghin Collins allait chercher au fond du clavier, mais avec pudeur, sans appuyer ses effets, nous invitaient à une plongée dans le drame intime qui se nouait.
La deuxième partie du programme, toute entière consacrée à Debussy, nous révélait combien le pianiste irlandais s’inscrit déjà au rang des plus éminents debussystes, toutes générations confondues. Nous étions plusieurs, à l’issue du concert, à évoquer le souvenir d’Arturo Benedetti Michelangeli, tant le raffinement du toucher de Finghin Collins, sa pénétrante justesse cernant les multiples facettes du génie debussyste, ne nous semblaient comparables à aucune référence, sinon à celle du mythique Italien.
Les deux cahiers d’Images nous donnèrent tout loisir de nous abandonner à l’enchantement créé par cette douceur soyeuse d’un toucher magique ; l’Hommage à Rameau chemina au gré d’une progression construite avec une rare élévation d’esprit ; Et la lune descend sur le temple qui fut atteignit la beauté irréelle de climats suspendus. Puis éclatèrent les couleurs solaires, les coups de pinceaux radieux de L’Isle joyeuse, et l’on se prit à rêver que Finghin Collins entreprenne au disque une intégrale Debussy qui s’imposerait comme une pierre angulaire dans la compréhension de ce compositeur.
Pour mieux nous conforter dans cette opinion, il prolongeait la magie par deux bis empruntés au 1er Livre des Préludes : Minstrels, et La Fille aux cheveux de lin.
Mais – question insidieuse au passage – pourquoi faut-il venir jusqu’à Wissembourg pour entendre un tel récital (merci à Hubert Wendel, sans qui ces moments privilégiés seraient même soustraits aux Français !) ? La place d’un pianiste de si haut vol devrait être dans les plus prestigieuses saisons parisiennes !

Il nous charmait encore par son intimité avec les styles français en accompagnant la soprano suisse Émilie Pictet dans l’univers modulant en perpétuelle mouvance de La Bonne Chanson de Fauré (1er septembre). Tous deux communiaient dans l’intense émotion de La Chanson perpétuelle d’Ernest Chausson, rarement entendue, même si l’on peut à bon droit s’étonner que, dans un festival si peuplé de quatuors à cordes, l’occasion n’ait point été trouvée de donner cette mélodie (ultime feu du compositeur) avec son accompagnement original pour quatuor et piano. Émilie Pictet attache beaucoup d’importance au modelé de son élocution et – ô divine surprise – on comprend ce qu’elle chante en français. Arnaud Thorette les rejoignait pour les deux lieder avec alto de Brahms. Puisque les émotions de ce concert nous menaient d’œuvre crépusculaire en testament, Arnaud Thorette et Finghin Collins s’attaquaient au grand mystère de l’étreignant adieu à la vie laissé par Chostakovitch : sa vaste Sonate pour alto et piano op. 147. Il faut "habiter" les étendues désertiques que traverse ici l’homme malade et désenchanté se retournant sur son passé ; s’il n’abandonne pas sa violence parodique en promenant un regard détaché sur son itinéraire, la nudité de cette exhalaison ultime entraîne les interprètes jusqu’au bout d’eux-mêmes, dans un état second. Et même si Arnaud Thorette disait, après le concert, se sentir un peu jeune (à l’instar de son partenaire) pour une telle approche de la mort, tous deux réussirent miraculeusement ce phénomène d’empathie.



Le Quatuor Szymanowsky, des âmes en vibration

Le Quatuor Szymanowski (deux Ukrainiens, deux Polonais : tout un symbole pour se référer à Karol Szymanowski, compositeur polonais né sur le territoire ukrainien) apparaissait pour la première fois au Festival de Wissembourg. Son retour l’année prochaine fut scellé au soir du premier de ses deux concerts (2 septembre), tant l’accueil enthousiaste du public réclamait de revoir ces musiciens passionnés.
Leurs archets jouent la partition des plus envoûtantes émotions ; lancés dans leur fougue, aucune prise de risque ne les arrêtait plus, quelque passager dérapage non contrôlé dût-il s’ensuivre lors de la première soirée. Et c’est cette passion de communiquer les émotions musicales qui mit la salle en délire dès le 8ème Quatuor (en mi mineur) de Beethoven. Puis les auditeurs découvrirent Nocturne et Tarentelle op. 28 de Szymanowski, un diptyque (connu dans sa version originale pour violon et piano) si représentatif du maître polonais par l’art de créer des atmosphères enchanteresses. L’écriture dévolue au violoniste soliste (Andrej Bielow), dans le Nocturne, s’apparente à la recherche de sonorités inédites, d’une transfiguration poétique, que Szymanowski poussa à la même époque (1915) jusqu’aux plus redoutables exigences dans ses fameux Mythes pour violon et piano : longues tirades en harmoniques, colorations caressantes du registre aigu , trilles diaphanes, pizzicati de main gauche. La dansante Tarentelle projette les éclats solaires que Szymanowski aima quérir dans les cultures du bassin méditerranéen.
En deuxième partie, le Quatuor s’adjoignit Marc Coppey pour le Quintette à deux violoncelles D.956 de Schubert. La maîtrise extrêmement contrôlée de Marc Coppey fit office de "chef d’orchestre" dans la polyphonie d’essence quasiment symphonique du chef-d’œuvre ultime de Schubert, mais les sonorités des uns et de l’autre s’intégrèrent sans hiatus pour communiquer l’ample souffle des quatre mouvements.

Le deuxième concert du Quatuor Szymanowski nous éleva sur d’encore plus hautes cimes (4 septembre) : une partie initiale nous transportait dans l’expression spirituelle désincarnée des temps reculés. Profitant de l’abstraction qu’induit une polyphonie à voix égales, ils nous jouaient sur leurs cordes le choral si épuré de J.S. Bach, Vor deinen Thron tret’ich BWV 668 bien connu des organistes, puis celui plus jovial de Buxtehude, Herr Christ, der einzig Sohn Gottes. Reculant plus encore dans les siècles, il nous faisaient découvrir quatre chorals de l’écrivain et musicien polonais Wac?aw Szamotu?y (1520-1560), moment magique où leur jeu sans vibrato, comme immatériel, faisait flotter sur l’auditoire en apesanteur les flaveurs de la modalité ancienne. Le saut vers la Pologne moderne s’effectuait par le Quatuor n°2 de Szymanowski (1927), où le compositeur manie avec raffinement la modalité qu’il mêle à quelques emprunts au folklore des Tatras. Interprété avec une délectable perfection par nos quatre musiciens, cet opus distillait ses climats poétiques frémissants, ses finesses d’écriture serpentant à égale fluidité entre les quatre voix, mais aussi sa modernité bien personnelle et vigoureuse. En deuxième partie, l’immense Quatuor n°15 op. 132 de Beethoven arrachait le public à l’écoulement du temps, en l’absorbant dans la méditation infinie du Molto Adagio conçu comme une offrande à la Divinité par le compositeur, et transmis dans ce même esprit par les interprètes. Pour se quitter sur des touches plus charnelles, ils nous donnaient en bis le joyeux finale du Quatuor op. 18 n°2 de Beethoven, puis une mélancolique mélodie ukrainienne arrangée par Miroslav Skorik.

Pourquoi le public se sentait-il porté à un tel élan envers ces quartettistes ? L’atmosphère vécue lors de ces soirées vaut que l’on s’y arrête. Et quelque concert se déroulant après leur passage, les conversations de chaque soir évoquaient de nouveau les moments privilégiés qu’ils nous avaient fait vivre. C’est qu’il y a chez les quatre membres du Quatuor Szymanowski une étoffe humaine qui se communique immanquablement à qui les écoute : ils vibrent d’une sincérité contagieuse et se vouent à partager avec les auditeurs la flamme s’emparant d’eux face aux chefs-d’œuvre fréquentés. Cela semblerait la règle de tout interprète, me direz-vous, mais chez certains artistes cet amour inspiré se met à nu, sans calcul, et le public, consciemment ou non, reçoit ces ondes. Il y a de la bonté dans la musicalité dénuée de paravent intellectualiste des membres du Szymanowski Quartet, les "âmes" de leurs instruments de bois sont le vecteur de leurs âmes d’êtres humains qu’ils offrent en partage avec une simplicité sans fard.
Pour avoir assisté à l’une de leurs répétitions, j’ai vu s’ordonner un travail parfaitement démocratique, où il n’y a pas de "premier", mais où chacun, d’une égale qualité de musicien, apporte sa compréhension de la partition et ses suggestions pour en communiquer la chaleur expressive. L’homogénéité sonore qui ressort de ce travail, le fondu des sonorités merveilleusement équilibrées dans un tout harmonieux, placent leur ensemble au tout premier rang des quatuors actuels.
Leur nouveau premier violon (depuis 2005, tout de même, soit dix ans après la fondation du quatuor par les trois autres membres) Andrej Bielow mène une carrière parallèle de soliste (il vient de sortir chez CPO un double album des œuvres pour violon et orchestre du norvégien Christian Sinding), ce qui dit assez le rayonnement de son jeu, mais son voisin Grzegorz Kotów ne lui est en rien "second", et déploie même une sonorité lumineusement chantante, qualité qui se distingue rarement à ce pupitre chez d’autres quatuors. L’altiste Vladimir Mykytka épanouit la chaude voix de son instrument à l’intérieur de la polyphonie autant qu’il aime à galber chaque échappée en solo. Le violoncelliste Marcin Sieniawski laisse parler son cœur avec une humble ingénuité qui colore d’une fraîcheur touchante chacune de ses interventions.
Installés à Hanovre, ils enregistrent pour des labels allemands (Hänssler, Avi-Music...) et développent actuellement un projet discographique en trois volumes situant au carrefour de son temps la musique de Szymanowski, lequel tendit une oreille si cosmopolite vers l’effervescence de toutes les écoles actives au sein d’une Europe en pleine mutation.

Le Quatuor Szymanowski en répétition le 4 septembre 2011 en l'église Saint-Jean de Wissembourg
(photos Sylviane Falcinelli)

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Autres quatuors...

Entre les deux dates du Quatuor Szymanowski s’intercalait un autre ensemble de haut vol : la sonorité du grand virtuose Ilya Gringolts irradie, quelque répertoire qu’il joue, et elle tire vers le haut ses partenaires du quatuor qu’il a constitué depuis 2008 avec son épouse Anahit Kurtikyan ; on y remarque particulièrement le beau son de l’altiste roumaine Silvia Simionescu, mais les attaques parfois un peu rêches du violoncelliste s’harmonisent moins bien avec ses partenaires. Ilya Gringolts obtient du groupe des effets de phrasé et de dynamique qu’il est plus aisé de réussir en soliste : fulgurantes accentuations, éclairages incisifs réalisés avec prestesse. La perfection du jeu emporte l’adhésion, et pourtant, la soirée (3 septembre) toucha moins les auditeurs que les concerts du Quatuor Szymanowski : c’est que ce style très travaillé sembla peut-être plus calculé, moins dicté par le cœur, que l’engagement chaleureux émanant de l’ensemble ukraino-polonais. Il n’en est pas moins vrai que les humeurs changeantes du Quatuor op. 76 n°5 de Haydn, ou les saveurs slaves du Quatuor n°10 de Dvořák jaillissaient avec tonicité, de même que la jovialité venant éclairer le finale du 1er Quatuor de Schumann après des pages d’une polyphonie recherchée. Succédant aux sommets sur lesquels nous avaient transportés les Quatuors Szymanowski et Gringolts, il fut pénible d’entendre Schubert (Quartettsatz) et Schumann (3ème Quatuor) agressés par le son "saturé" dont semblent friands les membres du jeune Quatuor Raphaël (5 septembre). L’esthétique du son "sale", chère aux compositeurs proches de Lachenmann, infiltrerait-elle la pratique des quartettistes ? Ce serait regrettable. Au contraire des Quatuors précédemment entendus, la synthèse sonore devant harmoniser les différents jeux individuels en un tissu commun ne se réalisait pas. La balance était d’ailleurs mal équilibrée, le premier violon (au jeu non exempt d’impuretés) et la violoncelliste couvrant souvent un second violon insignifiant et l’alto du pourtant valeureux Arnaud Thorette, malgré les permutations de place tentées entre celui-ci et la violoncelliste. Quant à leur interprétation du Quintette op. 89 de Fauré (joué avec le concours du pianiste Julien Gernay), à être constamment dans le lyrisme paroxystique, elle opacifiait la mise en perspective des plans sonores et des dégradés de nuances, mais surtout elle interdisait à la poésie de respirer.
On revenait à un velours sonore plus gratifiant avec une jeune équipe venue de Russie, le Quatuor Atrium (6 septembre). Leur programme, original, s’ouvrait sur une œuvre à l’écriture dense, rarement jouée malgré son intense rhétorique et son caractère marqué : le 1er Quatuor à cordes de Prokofiev. Les quatre partenaires y témoignaient de qualités de jeu harmonieusement fondues, et dominaient toutes les embûches d’un discours exigeant. Puis ils présentaient le Quatuor à cordes (2010) par lequel le pianiste turc Fazil Say a peint son divorce : comme il advient trop souvent chez lui, il s’agit d’une composition facile, où les idées, jolies au demeurant (tels les effets d’harmoniques en glissando du deuxième mouvement), ne sont pas assez travaillées et ne se voient guère pliées à un dessein architectural qui en éprouverait les potentialités. Fazil Say semble avoir compris le "truc" rentable grâce auquel Rossini résolvait les délais éreintants imposés par ses commanditaires : quand on a trouvé une bonne idée, mieux vaut la répéter à profusion, ce sont autant de pages de musique fournies et de temps de gagné ! Ceci dit, la qualité du jeu des Atrium se maintenait au meilleur niveau. On était donc fort étonné d’entendre en seconde partie le Quintette avec clarinette de Brahms (où ils étaient rejoints par Patrick Messina) émaillé de défaillances, spécialement dans la justesse qui fut malmenée à tour de rôle par les divers membres ; on ressortait avec l’impression d’un manque de travail affectant cette seule partition.
Deux jours plus tard, le Quatuor Atrium nous revenait en grande forme, même s’il est curieux de constater qu’au milieu des phrases de la meilleure eau, l’un ou l’autre (et spécialement la violoncelliste) peut quitter sans contrôle les rails de la justesse. Le premier Quatuor de Beethoven (l’op. 18 n°1) bouillonne de climats se succédant à un rythme soutenu, et la juvénilité des quartettistes s’y épanouissait avec vitalité. Mais ils chantaient dans leur idiome en se lançant dans une torrentielle interprétation du 3ème Quatuor de Chostakovitch, secoué de déchirements intimes (ce que vécut le compositeur...), et si périlleux pour chacun des instrumentistes.
Ils s’associaient à Nicolas Stavy pour une œuvre rarement entendue malgré ses convaincantes qualités : le Quintette op. 84 d’Edward Elgar ; mais on sait combien la musique anglaise est négligée, voire jugée avec condescendance, en France, tandis que les artistes britanniques font tant pour la musique française ! Dénué de ces préjugés qui semblent proroger des séquelles de la Guerre de Cent Ans ravivées par Waterloo, le public germano-alsacien fit fête à ce qui devait être une découverte pour beaucoup. L’écriture franche, le lyrisme direct de cette partition aux thèmes puissamment découpés, requièrent de donner une ampleur symphonique au discours ; Nicolas Stavy se lançait avec fougue dans ce qui représente quasiment une partie de concerto, et les jeunes Russes lui répondaient d’un souffle généreux.

Pilier du festival depuis la première heure, Nicolas Stavy s’était déjà produit en slave compagnie le 28 août : en effet, il y testait dans le Trio op. 114 de Brahms l’ensemble qu’il constitue avec la violoncelliste Tatjana Vassiljeva et le clarinettiste Patrick Messina, jouant avec celui-ci la Sonate pour clarinette et piano op. 120 n°2 du même Brahms, et avec celle-là les 3 Phantasiestücke op. 73 de Schumann, pourtant écrites à l’origine pour clarinette et piano, ainsi que son Adagio et Allegro op. 70. En bis, pour conclure à trois, ils choisissaient un extrait des Märchenerzählungen op. 132 (originellement pour alto, clarinette et piano), page d’une poésie intime désincarnée comme le sont souvent les œuvres ultimes de Schumann. Le trio se cherche encore : au fil du travail en commun devra s’affermir un équilibre naturel entre les deux fortes personnalités du pianiste et de la violoncelliste, et la nature plus fragile de leur partenaire "souffleur".



Plongée au cœur de Liszt avec Nicolas Stavy

Nicolas Stavy est un artiste profond, qui s’imprègne avec une mûre réflexion de tout choix qu’il entend défendre (lire l’entretien). Cette année, il a beaucoup tourné avec les œuvres sélectionnées pour son disque Liszt (paru chez Hortus), qui constitue un évènement marquant de l’année du bicentenaire. Mais ces pièces, il les mettait à chaque fois en situation par des ordonnancements ou des voisinages différents, s’apportant à lui-même de quoi enrichir sa maturation sans jamais ronronner dans quelque routine. À l’avoir suivi en plusieurs étapes, je pouvais mesurer l’évolution qu’une si inlassable remise en chantier de l’ouvrage a produite. En ce 7 septembre à Wissembourg, il fut indiscutablement bouleversant. Dès les premières notes de la Bénédiction de Dieu dans la solitude attaquées plus lentement qu’à l’accoutumée, on sut qu’il nous plongeait au cœur de la spiritualité de Liszt. La psychologie du compositeur, dans son aspiration mystique, charriait bien des tourments, et l’interprétation de Nicolas Stavy réussit le miracle de nous la restituer toute entière en l’espace d’un quart d’heure ; tandis que je l’écoutais, défilaient en ma mémoire les nombreuses lettres où Liszt s’exprime sur la religion au prisme de son sentiment intime, laissant percer son rapport tragique à l’élan spirituel, la tristesse désespérée mais en même temps pleine de foi de ses années de maturité, et je me disais : « Oui, c’est bien cela ». À partir de cette profondeur intériorisée, avec quel souffle Nicolas Stavy n’éleva-t-il pas l’immense arche du crescendo ! Par des attentes ménageant l’effet de surprise, il mit en relief les modulations insolites, les virages harmoniques, et jamais je ne ressentis comme ce soir-là combien le procédé franckiste par agrandissement de la cellule mélodique vient de Liszt : en effet, Nicolas Stavy savait "porter" le dessin de cet élargissement progressif des contours mélodiques et le parer d’une pénétrante éloquence. De la première note de la Bénédiction à la dernière du poème Von der Wiege bis zum Grabe (Du berceau jusqu’à la tombe), il traça une poignante investigation de l’âme lisztienne. Pour la première fois, il testait la mise en situation, entre les deux vastes œuvres, du groupe des Six Consolations : pour qu’il y ait consolation, encore faudrait-il qu’il y eût peine... Et s’exprimèrent là les Consolations les plus imprégnées de confidences attristées que l’on ait entendues. Ainsi n’interrompaient-elles guère le climat de concentration dans l’intériorité qui recouvrit toute cette immense première partie de son récital. Même la troisième – la seule à être devenue un "tube" affadi par la grâce facile avec laquelle on la promène – retrouvait tout son sens à découler des deux précédentes, plus graves et dramatiques. L’exhumation de la version pianistique de l’ultime poème symphonique Du berceau jusqu’à la tombe fut assurément l’idée maîtresse qu’imposa Nicolas Stavy dans le déroulement de cette Année Liszt : avec sa sonorité riche, à la densité orchestrale, le pianiste magnifia l’expression dépouillée des pages méditatives, mais par contraste, la violence avec laquelle il attaqua le mouvement central (Der Kampf ums Dasein) fit surgir une préfiguration de Bartók, et souligna d’un relief saillant la nudité anguleuse des intervalles chez le dernier Liszt.
Après l’emprise psychologique d’une première partie qui restera comme l’un des plus denses climats vécus au cours de l’Année Liszt, comment verser dans un univers mental si opposé, celui du Schumann de la Fantaisie op. 17 ? Le chaos du premier mouvement semblait émaner de l’esprit d’un rêveur se débattant contre une réalité vers laquelle il ne se résoud pas à redescendre, et le chemin vers le ton plus affirmé du deuxième mouvement ne se laissa pas gravir d’évidence. Mais tout au bout, la relation entre les deux parties du programme se résolvait par la méditation du troisième mouvement renouant avec le ton d’intériorité des pages de Liszt. Ainsi la cohérence de l’arche déjà remarquée à l’échelle de la seule première partie, s’étendait à la démonstration de tout le programme. Pour la prolonger encore, Nicolas Stavy choisissait en bis le Nocturne en ré bémol majeur op. 27 n°2 de Chopin, car il lui semblait que Liszt, par la 3ème Consolation dans le même ton, avait adressé un "coup de chapeau" à son aîné d’un an. Heureux festival qui peut nous offrir de tels récitals, aussi chargés d’émotion !

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Intermède touristique à Wissembourg

Si vous choisissez le festival de Wissembourg comme prochaine destination estivale – ce à quoi nous ne saurions que vous encourager, au vu des premières esquisses de programmation en gestation -, vous couplerez aux délectations de l’oreille les joies de promenades enchantant le regard, qu’il s’agisse de la route des vignobles alsaciens, ou de la cité même, qui fut épargnée par les dommages de la guerre. L’architecture médiévale et renaissante, parfaitement préservée, est entretenue avec l’impeccable soin que requiert le climat rigoureux en hiver, et il n’est pas une rue où l’œil ne soit attiré par d’originales façades à colombages, des boiseries sculptées, des toitures insolites. Ici se trouve concentrée une anthologie des charmes typiques de l’habitat alsacien, avec une diversité dans les constructions qui incite à l’historicisante flânerie.
Jusqu’à l’hôtel où sont regroupés artistes, invités, habitués, qui nous plonge dans cette ambiance de préservation du patrimoine : l’Hostellerie du Cygne regroupe trois maisons soigneusement restaurées, la première ("le Cygne") datant de la fin du XVème siècle, et "le Faucon" de 1535 ; la plus récente, dite "à l’Écrevisse", réaménage aux normes les plus modernes la demeure d’un ancien bourgmestre, construite entre1601 et 1603.
Si les concerts nous mènent dans l’église réformée qui occupe des murs romans, au cœur de la ville se dresse l’imposante abbatiale ex-bénédictine (aujourd’hui église paroissiale catholique), aux extrêmes de laquelle s’opposent le large clocher gothique et la tour romane à la toiture polychrome et au cadran solaire.
Plus à l’écart (mais si peu...), la nature se mêle aux vieilles pierres, en longeant des canaux, lavoirs, et remparts au charme pictural.

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Sylviane Falcinelli











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